CARNET DE JUSTICE DU JDM. C’est une affaire inhabituelle sur laquelle la justice avait à se pencher ce mercredi. Face au tribunal, d’un côté Pierre*, un mzungu** de 45 ans, bac + 5, la voix calme et posée, la chemisette parfaitement repassée et rentrée dans le pantalon. De l’autre Chakridine*, un jeune adulte, originaire d’Anjouan, pantalon de jogging rouge pétant, T-shirt froissé et cheveux en bataille, trainant des pieds pour aller à la barre. Dans cette affaire, la victime a reçu un coup de couteau à cran d’arrêt qui a touché les poumons, le foie et le pancréas. 3 jours en réanimation. Plus de 3 mois de cicatrisation pour une plaie de plus de 10 centimètres.
Cette affaire est inhabituelle car la victime et l’auteur présumés ne sont pas ceux que l’on croit.
10 juin 2012, 10h30. A l’occasion d’une patrouille à Passamainty, la police découvre un jeune homme effondré, avec une plaie manifestement profonde au ventre, il saigne beaucoup. C’est Chakridine. Rapidement, il est évacué vers le CHM et le quartier bascule dans une séquence de violences largement relayées par la presse. On croit que ce coup de couteau est un nouvel épisode des rivalités entre bandes de Tsararano et Passamainty.
Chakridine est interrogé et pendant de longs jours, le jeune homme va mentir. Pas question de dire à la police qui l’a agressé. Avec ses amis, il a l’intention d’aller se venger, se faire justice lui-même. Ce n’est que lorsqu’il sort de l’hôpital qu’il finit par dénoncer Pierre.
La tentative de cambriolage de trop
Le déroulement des faits, Pierre va le raconter longuement, dans les moindres détails à la barre, autant que les souvenirs d’un événement vieux de plus de deux ans le permettent. Ce matin-là, il est chez lui et ne peut plus travailler. Il est informaticien et une nouvelle coupure d’électricité a éteint ses ordinateurs. Il entreprend de faire le ménage lorsque qu’il aperçoit un individu inconnu qui rode dans la cour de sa maison. Le jeune homme ignore manifestement que Pierre est dans sa maison. Il essaie de trouver un moyen de rentrer.
La scène va durer une heure, une bonne heure pendant laquelle Pierre est tétanisé. Il a déjà été cambriolé 4 fois, dont une en pleine nuit alors qu’il était dans sa chambre. «J’étais sous pression», déclare-t-il en boucle aux policiers.
La délivrance arrive d’une de ses voisines qui entre dans la cour et met le cambrioleur potentiel en fuite. Pierre sort enfin de sa maison, soulagé. Une pensée traverse alors son esprit : le «voleur» n’est-il pas en train d’opérer dans une autre maison du quartier ? Pierre part de sa maison pour faire une ronde puis revient pour se munir d’une arme «pour pouvoir se défendre», un couteau à cran d’arrêt qu’il va bel et bien utiliser. Lorsqu’il finit par croiser son cambrioleur dans la rue, un simple mouvement d’épaule le fait réagir. Il sort le couteau de sa poche et l’enfonce dans le ventre du jeune homme qui s’écroule.
La présidente Peyrot prend tout le temps de décortiquer chaque instant, chaque sentiment mais ne parviendra pas à obtenir une réponse à la seule question que tout le monde a envie de lui poser : «Qu’est-ce qui vous fait sortir le couteau pour lui enfoncer dans le ventre ?»
«Je me sentais très menacé», dit-il simplement, expliquant être très imprégné des cambriolages multiples et des tensions qui ont transformé la vie du quartier.
Pierre en convient, son geste est «totalement disproportionné» et «confine à l’absurde».
«Vous auriez pu le tuer», remarque la présidente. «Ça me glace», répond-il.
Vengeance et psychose générale
«Vous dites que vous subissez la situation, fait remarquer une juge assesseur, mais c’est vous qui passez à l’acte.» Et la procureure de poursuivre : «N’êtes-vous pas sorti pour vous venger, d’autres cambriolages, d’un sentiment», dans un climat de «psychose générale» où «tout le monde explique qu’il faut se protéger, se barricader» ?
Me Ghaem, l’avocate de Chakridine, va se montrer implacable : «Votre rôle est de rappeler qui fait la justice, qui fait la police», indique-t-elle à la cour. «C’est trop facile de dire que Mayotte, ça tire les gens vers le bas. Non, Mayotte ne tire pas les gens vers le bas. On est peut-être plus seul, plus isolé, mais Mayotte n’est que le reflet de soi-même.»
18 mois de prison avec sursis
La procureure a réclamé 6 mois de prison ferme et 12 mois avec sursis. Le tribunal sera moins sévère, condamnant finalement Pierre à 18 mois d’emprisonnement avec sursis, à une obligation de soins psychologiques et à indemniser sa victime d’un montant qui sera fixé lors d’une prochaine audience civile.
Seul son avocat était présent à l’énoncé du verdict. Pierre avait quitté le tribunal. Il devait se rendre au commissariat pour porter plainte avant de reprendre le travail. Il s’était, une nouvelle fois, fait cambrioler la veille de l’audience.
RR
Le Journal de Mayotte
*Les prénoms ont été changés
**métropolitain