Ce n’est pas par hasard si le dispositif renforcé de Voisins vigilants fait écho à la devise de Mayotte, « Ra Hachiri », « nous sommes vigilants ». Il correspond pour son initiateur Elad Chakrina, à une adaptation nécessaire à la déliquescence de la société mahoraise, à sa perte de repères, pour pouvoir se réapproprier ses valeurs.
Au titre d’avocat Elad Chakrina peut rajouter l’adjectif « boulimique ». Arrivé de métropole en août 2013, il initiait en juillet 2015 le COSEM, et le dispositif de rondes de nuit qui font des voisins davantage des alliés contre la délinquance que de simples « vigilants ». « Il fallait combler les carences du terrain », nous explique-t-il pudiquement, lors d’un échange sur un bilan des premiers mois du dispositif.
Les insuffisances des forces de l’ordre à Mayotte font que « l’espace public est occupé par les voleurs et les délinquants, les riverains devaient se le réapproprier. » Les premiers effet se sont immédiatement faits sentir, pas seulement auprès des délinquants : « Dans les quartiers où les rondes sont mises en place, nous notons une présence plus régulière des forces de l’ordre. »
Il ne s’agit pas d’une démarche uniquement sécuritaire, au risque de faire à la place de l’Etat dans son rôle le plus régalien, mais aussi de recréer une dynamique que les quartiers avaient perdu : « Ce lien rend les voisins, moins vulnérables, plus soudés. »
Aucun dérapage, mais de la dissuasion
Si elles ont commencé par le quartier de Convalescence, six communes ou quartiers sont maintenant couverts par les rondes, Hauts Vallons à Mamoudzou, Kangani, Bouéni, Tsoundzou, Mtsamboro et un début à Sada : des rondeurs par groupe de quatre, patrouillent certaines nuits, de 22h à 4h du matin, équipés de gilets fluo, de sifflets et de lampe de poche. « On trouve des volontaires », explique-t-il face à notre étonnement.
La crainte était d’assister à des réactions d’impulsivité de la population excédée par les cambriolages à répétition, mais rien de tout cela, « chacun est responsable de ses gestes, nous le répétons à chaque ‘rondeur’, et leurs noms sont systématiquement diffusés aux services de gendarmerie ou de police de garde. Il n’y a pas eu de dérapages.» Plusieurs fois, les habitants se sont trouvés nez à nez avec des jeunes qui manifestement n’étaient pas du coin, « une simple discussion est dissuasive, et les jeunes prennent conscience que les habitants sont soudés, et s’en vont. C’est d’ailleurs un réflexe villageois qu’on avait ici autrefois. »
De 2011 à la déstabilisation des Comores, plusieurs explications
Alors, comment en est-on arrivé là ? Le mouvement social de 2011 revient comme un boomerang en première explication, et « le sentiment d’impunité des jeunes qu’on a laissé rançonner. Nous n’avons d’ailleurs jamais fait le bilan de ces évènements, car il y a eu des dégâts matériels mais aussi et surtout sociaux, moraux et une perte de la tolérance avec une radicalisation communautaire. » Un bilan qui semble urgent, « certains élus irresponsables minimisent et disent qu’il n’y a pas de problème de sécurité. »
C’est une succession de faits ensuite : « la déstabilisation des Comores avec une succession de coups d’Etat dans les années 90, le visa Balladur, des arrivées dans des conditions difficiles, des villages entiers qui se bâtissent un peu partout dans l’île, des Mahorais qui partent en métropole, et qui apprennent vite les actes violents dans les quartiers difficiles et qui finissent par revenir à Mayotte, puis les expulsions en chaîne dans les années 2000, laissant des mineurs seuls sur le territoire. 2011 arrive alors comme une cerise sur un gâteau explosif, avec des forces de l’ordre en nombre insuffisant, et personne pour inverser la tendance. »
Mayotte la bantoue, l’arabo-musulmane et l’occidentale
Il accuse des représentants de l’Etat qui minimisent en permanence auprès de Paris la gravité des situations, « et nous ne savons pas nous-mêmes faire du lobbying, tisser des réseaux pour être entendus. Pire, avec notre fichu complexe d’insulaire, nous confions cette tâche à des cabinets réunionnais, métropolitains ou bruxellois ! » Tisser de la proximité avec les hommes de pouvoir, c’est cela aussi défendre son territoire.
Troisième manque : les crédits. « En brigade de gendarmerie notamment, pour laquelle on pourrait créer une école, mais en amont, des finances pour accompagner l’emploi, et monter des partenariats publics-privés ».
En 2016, le COSEM passe à la vitesse supérieure, avec notamment la convention signée avec les cadis. Il s’agit de revenir à la structure initiale de la société mahoraise en impliquant les cadis, « et prendre conscience pour toute nouvelle évolution, de notre triple dimension culturelle : bantoue qui implique de prendre une décision de manière tribale collégiale, arabo-musulmane qui met en avant l’organisation de confréries et le poids des cadis, et enfin, occidentale qui incite à respecter la position sociale de l’individu. »
L’aboutissement, à moyen terme, serait de rendre les trois compatibles « dans un Conseil des sages, qui rassemblerait tous ces éléments, et en n’oubliant pas ceux qui travaillent dans le sport et l’associatif dans les villages. »
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte