C’est le premier jugement d’une affaire en rapport avec les « décasages ». Faute de pouvoir ester en justice contre d’éventuelles initiatives de délogement prévues ce week-end, les associations Cimade, Gisti et Secours Catholique ont déposé une plainte en référé (en urgence) contre la mairie de Kani Keli et contre la préfecture sur l’organisation ce dimanche d’une marche des habitants prévue à 7h dans la commune.
Elles en ont demandé l’interdiction aux pouvoirs publics, « en raison de troubles sérieux à l’ordre public, qu’il serait très difficile aux forces de l’ordre de maîtriser dans un climat de vives tensions et de son caractère ouvertement xénophobe, et attentatoire aux valeurs et principes républicains ainsi qu’à la dignité de la personne humaine. »
Un jugement en référé liberté qui s’est tenu ce samedi matin à 10h avec la présence du président Chemin en visioconférence depuis La Réunion. La préfecture, pourtant attaquée, était absente et non représentée.
« Utilisation des mineurs »
Cette manifestation de Kani Keli, il faut la replacer dans le contexte des « décasages » qui sévissent désormais chaque week-end sur le territoire : des collectifs de villageois se créent pour détruire des cases, et déloger des occupants qu’ils accusent d’être implantés illégalement sur leurs terrains.
Les associations ont déposé plainte au tribunal administratif, pour, selon Me Ghaem, leur avocate, « faire cesser ce climat d’impunité qui règne actuellement à Mayotte (…) tel que les mairies accueillent ouvertement ces collectifs de villageois en leurs seins, effectuant des photocopies, des collectifs qui organisent autour des « décasages » des voulés festifs, et envoient les mineurs pour les faire. Ce n’est pas un territoire de la République ! »
Des organisations qui se reproduisent à l’identique dans chaque village, « le tract de Kani Keli évoque les ‘voles’ à répétition, la même faute d’orthographe qu’un autre tract de la commune voisine ! »
20 ans de prison pour les délogeurs
Elle rapporte 500 à 1.000 cas de personnes ainsi délogées, « ceux qui les initient savent-ils qu’ils encourent 20 ans de réclusion criminelle ? » En soulignant qu’il existe des méthodes légales pour ça, « comme ce fut le cas jeudi à Tanafou ». A l’intention du président, elle rappelle que la Cimade ne sait plus que faire de ces personnes, dont certaines sont en situation régulière.
Alors que son confrère, défenseur de la mairie de Kani Keli, s’étonnait d’une plainte en urgence alors que la manifestation était connue depuis longtemps, l’avocate répondait que les associations s’étaient attendues à une réponse ferme du nouveau préfet, qui n’était pas venue : « au contraire, le représentant de l’Etat a expliqué que ‘l’intervention des gendarmes ne devait pas accroitre les tensions’. »
Elle déplore enfin qu’aucune demande n’ait été déposée pour cette manifestation. Et l’avocat de la défense n’en produira pas, « le référé ne m’en a pas laissé le temps ! »
Encadrement de la marche
Pour Me Saïdal, les associations de défense des droits ne sont pas légitimes à agir dans le cadre de cette plainte, « puisque le tract émis par le collectif de villageois ne s’attaque pas aux occupants illégaux, mais aux hébergeurs de ces personnes. »
Et reprenait en les détaillant 4 arguments voulant prouver le caractère irrecevable de la plainte. Le fait qu’elle repose sur une crainte de dérapages liés à la manifestation comme cela fut le cas dans certains villages, « mais pas à Kani Keli où sur l’ensemble des marches organisées par le passé, aucune violences ne fut à déplorer. »
Il contestait toute mise en cause des libertés fondamentales, comme les atteintes à la personne humaine ou à la sureté. Et évoquait des garanties reçues par le maire de Kani Keli sur la tranquillité de la marche. « Lesquelles ? », s’enquérait le président Chemin, « la présence de la police municipale, et le relais effectué auprès de la gendarmerie », répondait Me Saïdal avant de rajouter qu’ « il s’agit d’une marche entrant dans les usages traditionnels », faisant bondir Me Ghaem qui rétorquait plus tard que le thème de la marche était ‘Manifestation et expulsion pacifique’, voilà la tradition à Kani Keli ! »
En défense de son mémoire, elle citait Alain Peyrefite : « La sécurité est la première de nos liberté. » La même qui protège ces expulseurs d’être un jour victimes eux-aussi de quelqu’un qui voudrait se faire justice à leur dépend, pour quelque motif que ce soit.
Condamnation absolue de la part de la justice
La décision était rendue à 14h : elle donne raison aux associations Cimade, Gisti et Secours Catholique. L’Ordonnnance TA de Mayotte indique que « les « chasses aux clandestins » organisées par des collectifs de villageois constituent des actions manifestement illégales, qui sont par nature contraires au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ». Mais aussi enjoint « le maire de la commune de Kani-Kéli d’interdire la manifestation organisée par le collectif, et au préfet de mobiliser les forces de police et de gendarmerie nécessaires pour éviter que cette manifestation se déroule et garantir la sécurité des personnes et des biens. »
Une décision qui va avoir plusieurs conséquence. D’abord, le préfet pourra s’y appuyer pour faire intervenir la force publique puisque toute opposition pourra être sanctionnée. Ensuite, elle condamne de facto tout autre « décasage ». Et enfin, est suffisamment appuyée pour menacer toute tentative de la détourner, « une rumeur faisait état de manifestation nocturne en cas de condamnation par la justice. » Me Ghaem se disait très satisfaite de cette décision qui permet de replacer le droit au centre du débat, et de lancer la réflexion sur les voies de recours légales pour les villageois.
D’autres plaintes pour « décasages » illégaux sont en cours d’instruction.
Anne Perzo-Lafond
Le Journal de Mayotte