L’opération de « décasage » du 16 mai 2016 à Boueni avait été annoncée comme une participation à un grand voulé. Au petit matin, la foule grossissante de bwénis délogeuses s’était déplacée de cases en maisons, jusqu’à arriver devant celle de Mouniati*. Pas une case, mais une maison en dur. Et à l’intérieur de laquelle se trouvent aussi un représentant de la Cimade, la gérante du gîte « La Case Robinson », et un scientifique. Ce dernier va laisser une caméra filmer la scène.
Les 3 témoins racontent la même scène, d’une violence inouïe : « J’avais suivi le groupe de ‘décasage’ depuis 7h le matin. On me signale une famille en situation régulière, mais qui craint d’être agressée, ayant reçu la veille, des menaces de la propriétaire. » Ils s’y rendent, discutent avec les deux familles présentes, « la locataire a une carte de résident de 10 ans, et le frère de la locataire s’y étant réfugié, lui-même victime d’un décasage. »
Yohan Delhomme, directeur de la Cimade Mayotte, raconte la suite : « Vers 10h, on a entendu l’arrivée de la foule, une centaine de personnes, dont une dizaine pénètre à l’intérieur de la maison, un dialogue agressif en shimaoré s’installe. La personne qui traduit explique que la propriétaire exige le départ de sa locataire. Celle-ci rappelle qu’elle est en situation régulière, détient un bail, et demande un préavis. La propriétaire arrache alors la porte du salon, nous tentons de protéger les 4 enfants de la famille en pleurs. Les vitres explosent, projetant des bouts de verre autour d’eux. La gendarmerie intervient alors pour nous demander de partir, ne pouvant intervenir devant une foule aussi nombreuse. »
Dans la salle d’audience, il désigne la propriétaire comme la meneuse, « elle était armée d’un marteau, pour détruire les portes. » Le témoignage de la gérante de la Case Robinson ne sera pas pris en compte, elle connaît Mouniati, qui a travaillé pour elle pendant 7 ans. Elle sera entendue malgré tout. Elle dénonce elle aussi la propriétaire comme instigatrice, « elle criait ‘c’est ma maison’, et nous a adressé des insultes ‘chiens de mzungus’, ‘chiens d’étrangers’ c’était impressionnant. Nous avons déménagé les affaires personnelles de Mouniati chez moi. » Car la foule avait menacé de revenir à 15h en l’absence de départ.
En dépit de la situation administrative en règle de la locataire, le 3ème témoin précise que la propriétaire dénonçait l’entrée clandestine sur le territoire. Il citera les mots de Mouniati à sa fille aînée : « Garde la tête haute, à l’école on t’a bien appris la devise ‘liberté-égalité-fraternité’. » A ces mots, la victime revit le drame, et éclate en pleurs. « Elle a tellement maigri que je ne l’ai pas reconnue », relève le témoin, qui a eu « peur pour les enfants. J’avais l’impression qu’on passait d’un endroit protégé qu’était la maison, à un lieu pas du tout protégé. »
La propriétaire B.S. arrive à la barre, un mini comité de soutien est dans la salle. Elle évoque en shimaoré la pression de la population de Bouéni « qui m’avait donné un courrier pour que je fasse partir ma locataire. » Elle minimise son action, « je récupérait les portes pour les mettre à l’abri ». « Avec un marteau ? », interroge le juge Laurent Sabatier. Elle nie avoir tenu des propos racistes contre les étrangers ou contre les mzungus**. Ce n’est pas tant Mouniati qui est visée, mais la famille de son frère que la foule soupçonne d’être en situation irrégulière. « Une locataire a le droit de recevoir qui elle veut dans la journée », déclare le juge.
« L’Etat de droit, c’est l’inverse de la force »
B.S. explique son action par des loyers impayées, ce que démontera la victime et son avocate Me Ghaem, « en plus, vous ne lui avez pas donné de quittance malgré ses demandes, pour continuer à encaisser en liquide vos 300 euros par mois. » B.S. est soupçonnée d’avoir saccagé les tuyaux d’eau potable.
Laurent Sabatier en venait au respect de la loi, en tenant le Code de procédure pénale d’un main, le courrier du collectif de l’autre : « Vous n’avez pas le droit de vous faire justice, beaucoup d’innocents en sont victimes, et votre locataire en est la preuve. Quand un loyer n’est pas payé, on saisit le tribunal en vue d’une éventuelle expulsion. Les enfants ont le droit d’être protégés par leurs parents et par la société qui les entoure. L’Etat de droit, c’est l’inverse de la force, le tribunal, c’est l’inverse du lynchage. »
La scène filmée est projetée sur un petit ordinateur portable, on entend des cris de « Nalawé ! » (dehors), et des « c’est trop tard ! », « un film qui vaut mieux qu’un long discours », commente Laurent Sabatier.
Mouniati parvient à s’exprimer à la barre, en français, entre deux sanglots. Elle est soignée pour dépression depuis la scène : « C’est le pire moment de toute ma vie. Je suis depuis 14 ans à Mayotte. Heureusement que j’ai pu compter sur la solidarité des gens qui m’ont entouré. J’ai confiance dans le tribunal français, mais j’ai dû faire partir mes enfants en métropole. Les jumelles sont avec mon mari, mais ma fille aînée est chez des amis. Ils me manquent, mais je suis la seule à avoir un salaire. »
« Les Mahorais ont voté pour les lois de la République
On apprendra de Me Ghaem, que sa fille est hébergée par un gendarme mobile, présent lors de la scène. L’avocate demande 15.000 euros de réparation du préjudice matériel, , et 20.000 euros pour préjudice moral. « Pour les frais de transports vers la métropole, et qu’elle puisse rembourser ses dettes et partir rejoindre ses filles. »
Le procès a lieu à la suite d’une citation directe, qui évite les délais d’une enquête, et prive donc le procureur de son réquisitoire. Mais la substitut Laurence Prampart prenait la parole, pour « constater que Mayotte est toujours un département à part », et rappeler que « les Mahorais ont voté il y a 6 ans pour les lois de la République, ce qui implique qu’on ne peut se faire justice. » Elle n’élude pas le problème de l’immigration, cause de tous ces débordements, mais invite « à aller voir les élus locaux et nationaux quand il y a occupation illégale. Et le procureur. Or, nous n’avons eu aucun signalement, aucune dénonciation pour activer une procédure légale. »
« Les autorités ne réagissent pas »
Elle évoque un « chasse aux sorcières contre les comoriens », et constate que « la propriétaire s’exprime en shimaoré alors que Mouniati parle en français ! » Vu la gravité des faits, et le contexte d’éventuels nouveaux décasages, elle demande 8 mois de prison, dont 4 ferme, assortis d’une mise à l’épreuve de deux ans.
L’avocat de la logeuse-délogeuse, c’est Elad Chakrina, mais il a délégué à son associé qui débute dans la profession. Il s’était illustré quelques minutes auparavant en s’interrogeant sur la maigreur de la victime, « vous faites peut-être du sport ? ». Il axait sa plaidoirie en tentant de démonter les 3 témoignages, « issus d’une association connues pour son militantisme en faveur des étrangers. IL n’y a aucune preuve, pas plus que dans la vidéo. » Et justifie l’action des collectifs : « Les autorités ne réagissent pas, ni le préfet, ni le président du conseil départemental, ni la justice. » Me Delamour produit une pièce contenant 18 noms qui innocenterait sa cliente. Il demande la relaxe, pendant que sa cliente prie.
Le délibéré sera rendu le 5 avril.
Pour Yohann Delhomme, ce procès outre sa valeur symbolique, est aussi un marqueur de l’actualité, « d’autre courriers circulent actuellement, menaçant d’une reprise des expulsions. » D’autre plaintes pour décasage sont en cours d’instruction.
A.P-L.
Le Journal de Mayotte
* Prénom d’emprunt
** Métropolitains