Des salaires augmentés de 5%, des primes d’ancienneté, de transport, d’intéressement, des heures de travail de soir (après 18 heures) majorées, comme sont majorés aussi les dimanches et les jours fériés… Au lendemain de la signature d’un accord de fin de grève, c’est jour de fête pour les 160 salariés de Total, tandis que l’intégralité du reste de Mayotte panse ses plaies.
Avec ce conflit social hors norme, Mayotte a définitivement changé d’époque pour entrer dans l’ère du chacun pour soi.
Il est bien fini le temps des «mouvements sociaux de pauvres», où on manifestait parce qu’on ne pouvait pas subvenir à ses besoins, parce que nourrir sa famille devenait trop compliqué. En 2011, le mouvement social était celui des mabawa et des sardines à 50 centimes. Face à l’envolée des prix de l’alimentation, c’était la réaction d’une population dont les poches trop peu remplies se vidaient trop vite, mais où la notion de solidarité pouvait encore exister.
Nous sommes maintenant entrés dans l’ère des conflits sociaux de riches, de gens dont les poches n’ont jamais été aussi pleines mais qui ont bien l’intention de les remplir encore un peu plus. Mais dans une société de consommation individualiste, qui peut leur en vouloir?
Quand on est pauvre à Mayotte, on dit toujours que «tous les moyens sont bons». Mais désormais, c’est vrai aussi pour ceux qui en veulent davantage. Parce que dans ce conflit, pour les grévistes, «tous les moyens étaient bons».
Le monopole est une faiblesse
Ils ont su utiliser avec beaucoup d’habileté et d’efficacité de nombreuses faiblesses de notre département. Tout d’abord, le conflit a eu lieu dans une entreprise qui est seule sur son marché. Elle n’a pas de prix à tenir face à une concurrence, elle peut laisser filer ses coûts… à condition que le consommateur paye. Cette société en situation de monopole ne peut également pas tenir trop longtemps face à une paralysie engendrée par une grève, car pas de concurrence, cela signifie aussi une absence de services ou de produits pour les clients en cas d’arrêt de l’activité. Les entreprises de Mayotte, peu nombreuses dans chacun de leur marché, sont des cibles faciles pour des revendications sociales, qu’elles soient justifiées ou non.
L’autre faiblesse mahoraise est le dialogue social. C’est vrai que discuter de salaires et de protection des salariés dans une entreprise, face à un patron, ce n’est pas toujours chose facile. Longtemps, les entreprises de Mayotte passaient du calme social le plus total, au conflit le plus rude, sans demi-mesure. Certes, les choses ont changé. La DIECCTE a mis en place des formations, car le dialogue social, c’est un vocabulaire et un savoir-faire qui s’apprend.
Faire fi des NAO
L’arrivée des NAO (négociations annuelles obligatoires) a aussi permis aux salariés, aux syndicats et aux entrepreneurs d’apprendre à construire ensemble une forme de bien-vivre dans des entreprises, pour l’intérêt bien compris de chacun. Les règles sont fixées : chaque année, des discussions permettent de poser l’organisation de l’entreprise sur la table et de trancher des positions que direction et syndicats doivent tenir durant l’année qui suit.
Chez Total, les NAO ont été bouclées en février dernier. C’est donc comme avant, presque sans coup de semonce, que FO a décidé de passer au blocage complet, de paralyser l’entreprise Total, contre les usages qui prévalent dans un dialogue social apaisé… et pendant les vacances de la direction.
Le club des 160
Et pour parvenir à ses fins, le syndicat n’a fait preuve d’aucun scrupule, «tous les moyens sont bons». Peu importe que le reste de l’économie de Mayotte vacille, que des malades ne puissent plus être soignés, qu’une partie de la population passe ses nuits à dormir dans sa voiture pour avoir un peu de carburant. Peu importe que des milliers de travailleurs nettement moins bien lotis que les pompistes de Total ne parviennent plus à se rendre à leur travail, que l’emploi de tous ceux qui dépendent des taxis faute de pouvoir s’acheter une voiture soit mis en danger, peu importe tout le reste.
A Mayotte, à part chez Total, tous ceux qui n’ont aucune qualification n’obtiendront probablement jamais une augmentation de 5% sur un salaire de plus de 1.500 euros. Ils ne font pas partie des 160. Et à Mayotte, dans le privé, nombre de cadres moyens, de salariés, d’employés… et parmi eux de journalistes, ne gagnent pas ce salaire non plus.
Aujourd’hui, grâce à ces nouveaux avantages obtenus par les grévistes, ils sont nombreux ceux qui doivent rêver de devenir pompiste à Mayotte. Pour entrer dans le club des 160. Chez Total, cette victoire des syndicats est une victoire de pirate.
Pierre Mansencal
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