« En ce 14 septembre 1948, en Guadeloupe, Juliette, une jeune maman, son enfants dans les bras, se présente au Registre des nouveaux libres. Née à Sainte Anne, elle se verra attribuer un numéro, ainsi qu’à son fils, Volange Charles, et un nom patronymique, Romana. Ils sont 87.500 dans son cas, sur plus de 110.000 habitants à l’époque, une grande partie de la population guadeloupéenne est donc descendante d’esclaves. Sans l’esclavage, je n’existerais pas, il n’y avait pas d’Antillais avant, seuls des Amérindiens. » L’orateur n’est autre que le descendant de Charles Romana, « c’était le père de ma grand-mère », le généticien et passionné de la condition humaine, Serge Romana, également président de la Fondation Esclavage et Réconciliation.
S’il se présentait en « descendant d’esclave » en montant à la tribune dans les jardins du conseil départemental en ce 27 avril de commémoration de l’esclavage, c’est pour mettre les pieds dans le plat, « personne n’est fier de ça. Dès l’abolition, les notables ont cherché à fuir cette référence, par un besoin de devenir humain. » Il posait donc une première question, « comment fait-on pour sortir de cette honte ? » Le préfet Dominique Sorain l’avait évoqué quelques minutes plus tôt, « la mémoire de l’esclavage sous toutes ses formes est une parte importante de notre histoire, une page d’ombre qui doit être connue. »
« Honte », « ombre », la République a mis du temps pour digérer ces maux : « François Mitterrand fixe la date de commémoration de l’abolition de l’esclavage, et en 2000 la France fête avec force son cent cinquantenaire, pour montrer que la République est capable d’abolir l’esclavage, en mettant en avant ses valeurs », commente Serge Romana. Mais en 1998, des jeunes de la communauté antillaise veulent aller plus loin, « que soit honorée la mémoire des victimes, comme on le fait lors des crimes contre l’humanité, notamment la Shoah ou le massacre des tutsis ».
Deux dates pour ne pas perdre la mémoire
Commence alors un long travail d’identification, et désormais, les 130.000 victimes ont un nom, inscrit sur les livres d’Histoire. « On honore ce qui est honorable. Si on a honte, la commémoration n’aidera pas. Mais si le président de la République se met à honorer la mémoire des victimes de l’esclavage, on fait un grand pas. » La loi est modifiée, au terme de « commémoration de l’abolition de l’esclavage », fêtée le 10 mai, elle rajoute « et en mémoire des victimes », fêté le 23 mai. Pour le préfet Dominique Sorain, « il nous faut faire vivre cet héritage, ne jamais accepter l’indignité, ni les contingences au détriment de l’humanité, et veiller à s’opposer au développement de formes modernes d’esclavage ».
Et à Mayotte ? Dans ce domaine aussi, l’île fait figure d’exception ! « L’esclavage des arabes, ce n’est pas de l’Histoire de France, est-on toujours dans l’’engagisme’* ? Que faut-il commémorer à Mayotte ? », interpelle le président de la Fondation Esclavage et Réconciliation.
Un coup de pied dans la fourmilière des historiens mahorais et d’ailleurs, appelé de ses vœux par le président du Département Soibahadine Ramadani, qui rapportait dans un discours bien senti (Allocution du Président du CD abolition esclavage 2018), une double réalité, « l’ignorance des mahorais de leur propre Histoire », et « l’esclavage, un refoulé profond de l’inconscient collectif mahorais. »
Appuyé par le docteur en sciences du langage Mlaili Condro, qui citait le philosophe Edouard Glissant, « l’oubli n’apporte ni équilibre ni repos, mais un secret tourment », et qui appelait que cette commémoration ne soit pas « uniquement une manifestation folklorique ». Pour cela, un travail de mémoire est nécessaire, « mais surtout un travail de reconnaissance », notamment des victimes. Pour s’approprier cette Histoire, et « ne pas être esclave de l’esclavage ».
« Elevés comme des moutons »
Le président Soibahadine levait un pan de cette Histoire en citant une anecdote : « L’Amiral Turc Piri Reis dans son Livre des mers, daté de 1521, dépeint ainsi la déshumanisation de cette population servile observée à Madagascar et aux quatre îles de l’archipel des Comores, je cite : ‘les habitants élèvent des esclaves comme agneaux et moutons. Ils possèdent certains de ces esclaves depuis longtemps et d’autres depuis peu. Il arrive qu’une personne puisse en posséder un millier. Femelles et mâles sont élevés comme des bêtes. Crois-le, leurs filles et fils sont vendus, tiens-le pour certain. Des gens de mer arrivent et les prennent dans leurs navires et les emmènent. Sache qu’ils les vendent au Yémen, Ô ami, ils arrivent jusqu’à Jeddah, sache-le, Ô, enfant’. »
Malgré la « honte », qui revenait aussi dans la bouche du président, « l’esclavage renvoie à un passé traumatique rempli de blessures, de fractures sociales mais aussi un passé qui nous fait honte parce qu’il nous renvoie à une ère de déshumanisation, de réification de l’Autre qui n’est à la gloire de personne », Soibahadine Ramadani appelait à interroger ce passé, le rappeler, dans une logique de prospection et d’introspection : « connaître l’Histoire de notre territoire, les origines des peuplements de ce dernier, afin de mieux se connaître et se projeter ».
Le président du Département rappelait sa volonté de publication d’un ouvrage simplifié de l’Histoire générale de Mayotte à nos jours, et d’un autre spécifique à l’esclavage de Mayotte et de sa région. Tout sera dans les mains de celui qui va s’atteler à cette tâche. Nous alertons une nouvelle fois sur les détournements qui sont légion à Mayotte, sous la plume d’écrivaillons, tandis que les compétences peinent à se faire entendre. A ce titre, bravo pour la qualité des interventions au conseil départemental lors de cette commémoration.
L’honnêteté intellectuelle de l’historien qui en aura la charge, conditionnera la prise de conscience de tout un territoire et sa capacité, ou non, à déterminer et prendre en main son avenir. « Connaître pour agir dans l’avenir, mais également pour léguer un héritage culturel, historique, aux générations futures », appelait le leader de l’exécutif. Qui colle à la réalité.
Anne Perzo-Lafond
Lejournaldemayotte.com
* A la fin de l’esclavage, l’engagement volontaire des populations étrangères à l’île était la solution qu’avaient trouvé les exploitants pour continuer à importer de la main d’œuvre bon marché dans leurs plantations