La nouvelle mise en garde sur l’insuffisance des moyens mis sur la structuration du territoire vient cette fois d’Issihaka Abdillah. Inconnu des nouveaux arrivants, l’ancien conseiller départemental de Bandraboua reste un bon analyste de la situation économique et sociale du territoire. Reprenant notre laïus d’un Etat qui a livré le tout jeune et nu département à l’Europe en 2014, avec un niveau d’infrastructures proches de zéro, et de volonté politique qui l’avoisinait, il l’actualise.
Les autres DOM avaient déjà vu leur économie dynamisée par des transferts de Paris avec force investissement en 1946, ils ont donc su absorber les chocs de décentralisation. Pas nous. « Et on nous retire des dispositifs qui ont bien fonctionné au motif qu’ils ne sont plus utiles en outre-mer ! » Issihaka Abdillah est lancé, il va évoquer des pistes de solutions, et appelle à la vigilance.
« Je commencerai par prendre en exemple les dispositifs de défiscalisation qui
ont actionné des leviers de développement en outre-mer, notamment l’immobilier, et auxquels on apporte des restrictions. C’est le cas de la loi Girardin, prorogée jusqu’en 2025, mais pas dans les mêmes termes. On nous a comparé à La Réunion qui a investi et évolué, quand nous commencions à peine à bénéficier d’un élan favorable qui avait notamment permis de sortir de terre le lotissement des Hauts Vallons. Et ce n’est pas le seul cas. Sur le photovoltaïque, beaucoup de particuliers avaient investi sur des panneaux dans le cadre de la défiscalisation. En la contraignant, on a stoppé net notre évolution vers un mix énergétique. »
« L’Europe a servi d’alibi au désengagement de l’Etat »
En matière de structuration du territoire, la grosse arnaque fut, comme nous l’avons expliqué, l’espoir suscité par les fonds européens. Nous n’avions pas les compétences requises, ni localement, ni en préfecture, puisque le président Macron avouait lui-même qu’il y avait eu une déperdition de savoir-faire, les régions ayant désormais les compétences en France. Mayotte fait exception. « En fait, cette bascule vers l’Europe a servi d’alibi au désengagement de l’Etat. Le paradoxe c’est que l’Europe a mis en place des mesures pour accompagner les pays de l’Est, comme la Roumanie, pour une remise à niveau sur la consommation des fonds, soulève l’ancien élu, et maintenant on nous menace de nous retirer nos fonds si nous ne savons pas les consommer. L’Etat aurait dû mettre en place une remise à niveau avant de plonger Mayotte dans le grand bain européen. »
Pour toute aide, Bruxelles avait mis 2 millions d’euros à disposition pour former en compétence, et également de la matière grise sous forme d’appui technique, prête à venir sur place, mais Paris ne les a jamais sollicités. C’était un des chevaux de bataille de l’eurodéputé Younous Omarjee qui s’était aussi fait le messager d’un rapport d’experts remis à la Commission européenne, qui concluait sur l’urgence d’investir prés de 2 milliards d’euros pour le rattrapage d’infrastructures et de services publics à Mayotte, sans quoi nous ne parviendrions pas à utiliser les fonds européens…
On pourrait penser légitimement que, quelques années plus tard, le contrat de convergence y répond avec un montant de 1,6 milliard d’euros. Issihaka Abdillah est sceptique : « C’est un pot commun. Si l’on retire les centaines de millions pour l’hôpital, ceux des collèges et lycées, ceux des études d’allongement de la piste, que reste-t-il pour structurer le territoire ? Sur combien peuvent compter les maires ? On ne voit pas figurer les grands projets structurants que devraient être le réseau routier sous-dimensionné, et dont la région récupèrera les compétences, ou le contournement de Mamoudzou. Quand on vient du nord, ce n’est pas normal d’être obligé de traverser Kawéni et Mamoudzou pour aller à Cavani. »
Une économie bleue qui voit rouge
Même doutes en matière de logement et d’aménagement. « On nous annonce 30.000 logements sur 10 ans, sans précision sur le nombre d’hectares dédiés. Même s’il est encore jeune, il faut publier un premier bilan de l’EPFAM, l’Etablissement public foncier et d’aménagement, pour savoir combien de foncier il a en réserve. Et il ne faut pas seulement viser les bidonvilles, mais aussi les mauvaises conditions de logement à l’intérieur des villages. » La loi Letchimy s’applique aussi sur le territoire et devrait permettre de solutionner les problèmes d’indivision.
Un des exemples qui illustre la sous-dotation en infrastructure est la permanence du pont Bailay à Dzoumogné, passage obligé pour se rendre au nord, et dont le son des planches nous ramène à un autre temps… « Posé là en 1996, il est soumis à toujours plus de restrictions, sans être remplacé. De 26t, nous sommes passés à 19t de limite de charge pour les camions. Les plus gros doivent donc faire le grand tour par Acoua, avec une perte de temps considérable. La direction de la DEAL évoque son remplacement en 2021, mais il faisait déjà l’objet d’une ligne de 9 millions d’euros au précédent Contrat de projet, où sont-ils passés ?! » Sans parler du risque que prendrait un chauffeur de poids lourd un peu chargé et pressé… personne ne veut retomber dans le cauchemar du Tarn.
Partons sur l’eau. L’absence criant de pontons empêche le développement du tourisme, « un particulier ne peut accoster qu’en Petite Terre ou à Mamoudzou. Le premier à l’avoir dénoncé est l’ancien ministre Yves Jégo, mais depuis, rien n’a été fait. Et qu’on ne nous parle pas d’embêter quelques espèces, c’est tout aussi important de structurer ce pays. Quand on parle d’économie bleue, ça doit commencer par des pontons, notamment pour les pêcheurs ». Des 7 pontons annoncés pour la pêche il y a 4 ans, aucun n’est encore construit. Là où en Bretagne, deux journées suffisent…
Pour rendre compatible le développement économique et l’environnement, le Parc Naturel Marin doit se positionner, appelle l’ancien élu. « Il a donné un avis défavorable au projet aquacole d’Handréma, idem au projet CARIBUS, pour la protection de la mangrove. Il devrait plutôt interpeller le gouvernement sur la protection de nos rivages, par exemple le fonds Barnier n’a été mobilisé qu’à hauteur de 1% par Mayotte. Et accompagner les communes dans la protection des rivières, une action vitale pour l’île. Nous n’avons d’autre ressource que la mer, il faut trouver un compromis idéal.
L’urgence, c’est donc de reprendre point par point les projets structurants, et voir comment les financer. « Et les inscrire au prochain fonds FEDER ».
Anne Perzo-Lafond