JDM : Quand on cite l’acronyme INSEE ici, ressurgit la polémique du recensement de 2017. Beaucoup se crispent sur les 256.500 habitants en 2017*. D’où nait ce doute ?
Jamel Mekkaoui : « Les Mahorais estiment que les besoins ne sont pas couvert parce que la population serait mal estimée. C’est l’inverse en réalité. La population a doublé en 20 ans, ce qui est énorme, mais les investissements nécessaires à l’accueil de ce doublement ne sont pas à la hauteur. Regardez l’eau, nous vivons sur des infrastructures qui sont en place depuis longtemps. Donc, Etat comme population ont trouvé un coupable en l’INSEE, et comme nous sommes indépendants, nous ne sommes pas soutenus. »
JDM : Intéressant que vous évoquiez cette indépendance quand des élus ont soupçonné une connivence avec l’Etat pour sous-estimer leur population afin d’amoindrir les Dotations Globales de Fonctionnement.
Jamel Mekkaoui : « L’idée d’un ‘cabinet noir’ n’est pas nouvelle, mais je maintiens, nous sommes indépendants, et la rigueur de l’Institution nous interdirait de ne pas livrer les chiffres exacts. Quand je suis arrivé, j’ai vu que les chiffres étaient très contestés. On nous opposait la consommation de riz, bien supérieure à la métropole. Nous avions mis en parallèle un volume identique aux Comores où l’importation de riz est de 80kg par personne et par an. Aujourd’hui, ça n’est plus argumenté, mais du domaine de la croyance. »
Le thermomètre marche bien, mais quand on a de la température, ça ne fait pas baisser la fièvre
Vous aviez pourtant mis en place une méthode impliquant les communes.
Jamel Mekkaoui : « A mon arrivée, quand j’ai vu les doutes, je me suis dit qu’il fallait une transparence sur la méthode, co-construite avec les maires. Nous avons commencé par dresser une cartographie du territoire nécessitant 6 mois de travail, puis, pour prendre en compte les logements supplémentaires, nous avons recruté 600 agents de collecte habitant les villages enquêtés, et connaissant les bidonvilles. C’est beaucoup plus de moyens que sur n’importe quel autre territoire français. On estime à 2 à 3 % le nombre de logements non recensés. Saïd Omar Oili, le président de l’association des maires de l’époque, nous avait d’ailleurs félicités. Le thermomètre marche bien, mais quand on a de la température, ça ne fait pas baisser la fièvre.
D’ailleurs, je remarque que les autres données ne sont pas contestées. Les 10.000 naissances par an qui corroborent notre recensement, le taux de fécondité, etc. D’autre part, le chiffre peut être recoupé. Notamment par le nombre de scolaires, environ 100.000, sauf à supposer qu’il y ait une horde d’enfants non scolarisés. »
8 ans à venir sans recensement ni nouvelles statistiques…
Le recensement devient annuel désormais, dans un esprit de convergence avec le national
Jamel Mekkaoui : « Oui mais attention, comme je l’avais dit, on va traverser un ‘trou noir’ sans recensement jusqu’en 2026. Si nous avions continué avec l’organisation actuelle, il serait tombé en 2022. Là, il faudra attendre 5 ans après ce 1er recensement annuel en 2021, pour avoir les données. Car nous avons tiré tout ce qu’on pouvait tirer du précédent. Ça fait très long 8 ans sans statistiques ! »
Nous n’aurons donc pas de nouveau solde migratoire avant 2026 ?!
Jamel Mekkaoui : « C’est ça. Il est positif mais sur des chiffres qui datent maintenant de 2017. Mais la donnée constante, c’est l’arrivée importante d’étrangers, et le départ de jeunes Mahorais, aboutissant à une population recomposée, et une paupérisation de l’île. Le développement de l’université peut être une solution pour endiguer les départs. »
Le fossé social se creuse, montre l’INSEE, avec une partie de la population qui continue à s’enrichir pendant que l’autre s’appauvrit un peu plus. C’est irrémédiable ?
Jamel Mekkaoui : « L’indexation et l’augmentation du SMIG ont accru le pouvoir d’achat des personnes les plus aisées, et la migration grossit les rangs des plus pauvres. Nous assistions à une spatialisation du territoire, qui se scinde en deux, avec 60% des étrangers dans la zone Dembéni-Mamoudzou-Koungou. Leur concentration ne les aide pas à s’en sortir. Et seulement 14% à Mtsamboro et Boueni. »
« Si on éteint la lumière, le débat public s’assombrit »
Votre manière d’éclairer le débat public vous amène souvent à la limite du débat politique…
Jamel Mekkaoui : « Si on éteint la lumière, le débat public s’assombrit. Et je note que les élus, frileux au départ, n’hésitent plus à me solliciter régulièrement. On est devenu un acteur incontournable. Souvenez vous du 1er article dans le JDM, « L’Europe insatisfaite des statistiques de l’INSEE », en 2013. On n’en est plus là du tout, on a abreuvé le territoire de statistique. J’ai eu un vrai privilège, celui d’arriver à ce moment là, sur un territoire où les statistiques étaient méconnues, et où pourtant, la population et les acteurs locaux étaient avides d’en savoir plus. Je peux dire que j’ai mahorisé les statistiques, c’est à dire que je les ai rendues lisibles localement. Il fallait pour cela chercher à être compris, sans jamais baisser le niveau du discours. Par exemple, je me souviens de cette question sur les relations extraconjugales, que les enquêteurs avaient compris comme des relations conjugales extra ! On n’a parfois pas les mêmes référentiels, il faut l’intégrer. Autre particularité, à Mayotte, peu de personnes connaisent leur poids et leur taille. Pour une enquête santé, on apportait donc le mètre et la balance. ET au final, on était plus précis qu’ailleurs.
Ces évolutions n’ont été permises que grâce aux 11 agents de l’INSEE et aux 15 enquêteurs, car le travail de terrain à Mayotte n’était pas facile. Et nous travaillons efficacement avec les chargés d’études de La Réunion, ainsi qu’avec des partenaires locaux, comme le Conseil économique et social et le CNFPT. »
Un septennat qui n’aurait pas pu se prolonger en raison d’un horizon de recensement trop lointain ?
Jamel Mekkaoui(ému) : « Il fallait une fin. Et nous sommes dans une phase de transition, avec des élus qui connaissent désormais le diagnostic, un vrai pic de connaissance. L’enjeu sera de garder l’INSEE au centre du débat.
Je ne suis pas carriériste, ce qui explique mon choix de rester sur cette durée, et ce qui m’a permis de prendre le temps de comprendre ce territoire et d’y être attaché. Je ne quitte pas des amis mais des frères et sœurs. »
Il ne part pas très loin, à l’INSEE Réunion, pour prendre le poste de Responsable d’études. « Je pourrai encore contribuer à la connaissance de Mayotte en back office ». Jamel Mekkaoui et ses explications limpides et passionnées, toujours livrées avec le sourire sur un débit de mitraillette, vont nous manquer. Il quitte Mayotte mardi, c’est Bertrand Aumand qui lui succèdera le 1er octobre.
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond
* 290.000 en 2020 avec actualisation du taux de croissance de 4%