Tribune – Issihaka Abdillah : « Entre défiance et méfiance », explications d’un naufrage annoncé

Loin de faire du catastrophisme, Issihaka Abdillah* livre une analyse froide mais glaçante du contexte social, et de l’espoir déçu d’un territoire qui semble ne plus avoir de solution pour s'en sortir. Les investissements colossaux des politiques publiques sont noyés par une immigration clandestine qui ne faiblit pas, instaurant une défiance vis à vis de l’Etat et des dirigeants locaux, et soulignant une médiocrité dans la gestion de la situation à tous les niveaux.

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Mayotte, Sébastien Lecornu, outre-mer
"A l'échelle de notre histoire, Mayotte est au creux de la vague"

ENTRE DÉFIANCE ET MÉFIANCE

Le management du statut de département est une suite de photographies aux résultats pour le moins insuffisants, si ce n’est en recul par rapport aux attentes des mahorais. L’exercice des responsabilités politiques se retrouve décrié, contesté et rudement mis à l’épreuve. A l’échelle de notre histoire, Mayotte est dans le creux de la vague tant les débordements de toute sorte et de toute nature sont visibles au quotidien. Nous vivons l’enfer dans un archipel paradisiaque, tel est le sentiment perceptible chez les mahorais. Les politiques publiques mises en œuvre ont un impact limité, insuffisant pour la résolution des difficultés des populations. Les mouvements sociaux se multipliant, gangrènent la société et menacent les fragiles équilibres sociaux. Chaque composante de la société mahoraise a choisi sa propre tactique pour émerger, pour revendiquer, pour espérer avoir une réponse à sa demande, à sa revendication. Les élus locaux, les parlementaires, le préfet et le gouvernement sont mis sur le banc des accusés, au pilori. La confiance est rompue avec les décideurs.

Issihaka Abdillah analyse les causes du « désarroi » de la population

Pour mesurer le degré de cette rupture, nous avons ausculté les messages sur les réseaux sociaux. Ils sont édifiants. Nous avons choisis les moins virulents et les avons transcrits à l’identique. Leurs contenus sont révélateurs d’un profond malaise, d’un sentiment d’exaspération collective et le témoin d’un profond fossé entre les populations et leurs décideurs. La liste n’est pas exhaustive mais représentative des ressentis des populations:
– « STP LA FRANCE LAISSER NOUS REGLER NOS ENFANTS A LA MAHORAISE »
– « LE PROBLEME DE MAYOTTE C’EST QUE MEME LES DESCOLARISES RECLAMENT DES BUS SCOLAIRES. INCROYABLE… »
– « A un moment donné, il faudra permettre aux forces de l’ordre de tirer à balle réelle. »
– « Depuis quand une bande de jeunes déboussolés tiendraient tête à la 6eme puissance mondiale ? On ne nous dit pas tout… Vous préférez répéter à tous les coins de rue à ceux qui veulent l’entendre AMBA RA HACHIRI. Je pleure mon île, je pleure l’inconscience et la complaisance de nos politiciens… »
– « La nuit des longs couteaux, j’y pense pour sortir Mayotte du chaos. »
– « Une délinquance utile. Si les délinquants n’avaient pas mis Mayotte à feu et à sang, les grévistes de MATIS n’auraient rien obtenu. »
– « Juré fidélité et obéissance à un homme sur le coran et oser se dire musulman ? Des vrais idiots corrompus et blasphémateurs. Qu’ils finissent tous en prison ces pourritures ! »
– « Si Mayotte était un département australien d’outre-mer, il n’y aurait pas toute cette délinquance. Les lois françaises sont trop laxistes. »
– « Aucun dispositif pour éviter que les jeunes passent à l’action…Certainement un manque d’ingénieries. »
– « Le ministre d’outre- mer à Mayotte en octobre 2020. Préparons les colliers de fleur dès maintenant ! »
– « Qui a les nouvelles des « assises » de l’outre-mer ? »
– « URGENT : Le préfet de Mayotte vient de découvrir la poudre à canon ! Il fait le lien entre insécurité et immigration comorienne. »
– « Route nationale : je rappelle que le pont de TSOUNDZOU a mis 30 ans, le pont de MANGAJOU et de DZOUMOGNE paka hufa. »
– Conv. Col. Transport, Historique dit le Préfet. Oui, mais encore un effort car Historique sera l’application de code la Sécu. »
– « Lutter contre la Vente à la sauvette sera toujours un échec sans l’action de la police et de la douane judiciaires en amont. »
– « Je pense que Mayotte est dans une menace existentielle. Ce territoire risque l’implosion à longue durée. »
– « Surtout si nous attendons que la réponse vienne de l’Elysée. »
– « La seule coopération qui fonctionne entre l’union des Comores et Mayotte, c’est la valse des Kwassas… »
– « Ce qui surprendra toujours sur ce territoire, on a fait croire aux Mahorais pendant des années des décennies que seule l’accession au statut de Département réglera automatiquement tous les soucis en matière de justice sociale et d’acquis sociaux pour le bien de leur développement.
Et une fois ce « rêve » pour certains a été accompli, on nous explique désormais qu’il faudra nous battre continuellement pour arracher chaque droit, chaque avantage social….
…Des droits et acquis normaux d’un Département sont présentés ici et souvent comme le don du siècle, et el Mahorais échaudé par tant d’espoirs et d’attentes n’y voit que du feu.
Alors continuons notre aveuglement, chantons sans réserve notre amour à la République, détournons-nous des vrais enjeux pour nous cantonner à ce qui relève de notre émotivité.
PS : Mon grand-père maternel, H.P paix à son âme, me le disait souvent : Mon fils, nous Mahorais, n’aimons pas ceux qui disent des vérités qui incommodent l’état français, car cet amour pour la France nous aveugle sur bien des vérités dérangeantes. »

Ces communications sont un excellent baromètre. Elles ne sont pas anodines mais le témoin d’un désarroi, d’un mal être et d’un profond malaise. Le mahorais est malade de son quotidien, de son existence et de sa condition de vie, tels sont les premiers enseignements que nous pourrions tirer.

« L’écoute était bonne »

« Les élus locaux, les parlementaires, le préfet et le gouvernement sont mis sur le banc des accusés »

Plusieurs mois sont passés depuis la fin de la grève contre l’insécurité de mars 2018. Une mission interministérielle a été dépêchée en urgence sur l’île. Forte de plusieurs propositions, 101 mesures, inspirées de la plate forme revendicative des syndicats et collectifs, elle a rendu son rapport le 12 avril 2018 au Premier Ministre. Dans la foulée, les élus mahorais étaient reçus au Ministère des Outre-mer. Le moment était grave, solennel. « L’écoute était bonne » disait fièrement un élu du département. Mais en fin de compte, quel bilan tiré de cet épisode ? Nombreux sont ceux qui pensent que nous avions perdu plus, beaucoup plus sinon d’avantage que ce que nous espérions gagner. En tout cas, c’est le sentiment exprimé par une immense majorité de la population du département. Le 1er septembre 2020, bis repetita : les élus de Mayotte rencontraient le nouveau Ministre des Outre-mer pour parler « insécurité et violence » suite aux événements tragiques ayant secoué les villages de KAWENI et de MAJIKAVO. « La réunion s’est bien passée », dixit un participant. Une mission sera dépêchée dans les prochains jours sur l’île.

Mayotte est devenue une collectivité unique en 2011. Elle est appelée département avec des pans entiers d’insuffisances. Normal, le statut de département à Mayotte a été voulu « progressif ». Cependant, la progressivité au terme duquel l’ensemble du droit commun devrait être mis en œuvre, n’est pas déterminée. Du coup, l’extension d’une seule disposition de la convention collective nationale dans le domaine des transports est qualifié « d’accord historique » et pourtant cette avancée sociale ne constitue que la norme. Depuis des mois, les syndicats réclament la transposition et l’extension des dispositions du Code de l’action sociale et de la famille, du Code de la sécurité sociale mais aussi du Code du travail. Ils demandent l’application des conventions collectives.

L’accession au statut de département a suscité démesurément beaucoup d’espoirs et d’attentes de la part des populations. Les Mahorais fondaient l’espoir d’un développement d’envergure pour équiper l’île en grandes infrastructures et de la mise en orbite du territoire sur la voie d’une croissance économique rapide. Après tant d’années de revendications politiques, les Mahorais caressaient aussi l’espoir d’une vie meilleure, apaisée à travers la création d’emplois, la mise en place d’un système éducatif et de santé de qualité, la construction d’axes routiers de qualité pour désengorger les zones urbaines et périurbaines, l’agrandissement du port et de l’aéroport en vue de développer les liaisons maritimes et aériennes pour ouvrir l’île au monde. Ce développement n’est pas au rendez-vous. Mayotte peut juste s’enorgueillir de la vie chère, de la plus grande maternité d’Europe, de l’insalubrité, de l’insécurité grandissante et de la prolifération d’une délinquance juvénile, d’une immigration clandestine certainement l’une des plus dynamiques au monde.

Des millions pour quels résultats ?

Les lycées Bamana et Mamoudzou Nord scolarisent à eux deux plus d’élèves que sur l’ensemble de Grande Comore

L’indexation à hauteur de 40% des salaires des agents de fonction publique qui constitue une des avancées sociales de grande valeur est noyée dans un océan d’incertitudes, de désespérances et d’angoisses. L’île n’attire que très peu de personnes. Le plan de convergence prévoit une enveloppe de 1 milliard 600 millions pour Mayotte pour rattraper son retard. D’immenses investissements sont réalisés ou en cours de réalisation dans le domaine des constructions d’équipements scolaires dans le primaire et le secondaire. On parle d’un demi-milliard d’euro en investissement d’ici à 2022 et autant en fonctionnement par an. Plus de 100 000 élèves sont attendus dans les établissements scolaires à chaque rentrée scolaire, soit plus 38% de la population. L’effort est considérable. A titre indicatif, les deux lycées publics BAMANA et MAMOUDZOU Nord scolarisent, à eux deux, plus de 4.330 élèves alors l’île de NGAZIDZA (Grande Comore) en Union des Comores peuplée de 410 000 habitants comptait 3.383 lycéens en 2018 dans le secteur public. Des millions sont dépensés aussi chaque année pour maintenir un système de santé à peu près acceptable. En dépit d’énormes efforts financiers consentis par l’Etat dans beaucoup de domaines, l’impression générale des Mahorais est que rien n’a changé, rien n’a été fait. L’île est plombée par les flux migratoires incontrôlés rendant obsolète toute politique publique sérieuse de planification. Mayotte est déstabilisée par une insécurité insoutenable, une violence grandissante, par la multiplication des mouvements sociaux qui ne trouvent pas de réponses ou d’écoute dans l’immédiateté.

Malgré un discours officiel qui se veut ambitieux, malgré aussi l’instauration des fonds européens et du contrat de convergence, l’île n’arrive pas à amorcer un sérieux et véritable développement économique et social. Tout en étant un département français et une région ultrapériphérique française de l’Europe, 84% de la population de Mayotte vivrait sous le seuil de pauvreté. Parallèlement, les rapports de spécialistes nous indiquent une augmentation du produit intérieur brut mahorais et du PIB par habitant.
Mais l’argent ne fait pas le bonheur. Le mahorais n’est pas satisfait :
– de l’enseignement, de la santé et du coût de la vie,
– de sa sécurité, de sa liberté,
– du marché de travail, de son inclusion dans la production des richesses et dans le développement,
– de l’action du gouvernement, de l’action des élus,
– de l’ordre et de la justice,
– de la gestion de la problématique de protection de l’environnement et de la gestion des ressources naturelles.

La médiocrité érigée en système

Mayotte a connu une multitude de Séminaires et de Forum. Ici, les Etats généraux du social en 2015 avec Ramlati Ali et Jean Véron

Les mahorais ont le sentiment que la médiocrité est étendue dans toutes les sphères de décision et érigée en système. L’ingénierie et l’expertise endogènes sont marginalisées. Les ressources financières disponibles sont sous-consommées ou pas du tout à cause d’une mauvaise gouvernance ou d’une programmation aléatoire voire inexistante. L’anarchie s’est donc généralisée. Le sentiment dominant dans les populations est celui de l’échec. Nous ne pouvons qu’être désolés de cette situation désastreuse. Cet échec, somme toute relatif, résulte en grande partie du mode de fonctionnement de l’Etat à Mayotte caractérisé par la succession et la juxtaposition de documents stratégiques de développements sans lendemain, changeant au gré des échéances électorales et des changements de gouvernements.
Nous n’avons pas su nous hisser au niveau espéré par les populations car l’île est constamment gouvernée comme un boutre sans gouvernail, sans voile, sans rames et sans boussole. L’île vogue au gré des vents et des courants. Au cours de ces dernières décennies, Mayotte a connu plusieurs documents stratégiques de développement:
* La loi organique du 21 février 2007, dite DSIOM qui prévoyait l’application du droit commun national à Mayotte à compter de la départementalisation de l’île. La loi organique du 09 décembre 2010 a confirmé cette volonté commune de l’Etat et de la population de Mayotte en prévoyant l’application du régime départemental à compter de l’installation de la nouvelle Assemblée unique de Mayotte, soit le 31 mars 2011.
* Le pacte pour la départementalisation a été proposé par le gouvernement le 8 janvier 2009. Il devait permettre à Mayotte dans le cadre de l’article 73 de la Constitution, d’exercer dès son accès au statut de département en 2011, les compétences dévolues aux départements et aux régions d’outre-mer.
* Mayotte 2025, un document stratégique dont l’élaboration remonte entre 2014 et 2015 et qui se donnait comme ambitions, de parachever la départementalisation, renforcer les collectivités territoriales et conforter la réorganisation de l’administration territoriale de l’Etat. Il a été voulu en document stratégique, un contrat social traçant pour les 10 ans à venir le cheminement de Mayotte vers le droit commun de la République.
* Le Contrat de convergence et de transformation de Mayotte se veut la traduction budgétaire des engagements de l’Etat et des collectivités territoriale au travers du livre bleu des outre-mer, du plan de convergence pour l’avenir de Mayotte et du plan de convergence et de transformation. Doté d’une enveloppe budgétaire d’1 milliard 600 millions sur la période 2019-2022, il fixe plusieurs enjeux et des objectifs ambitieux.

A l’instar des précédents documents stratégiques de développement pour Mayotte, le Plan de convergence peut ne pas résister à une éventuelle alternance qui surviendrait aux présidentielles de 2022. Aussi à se demander si les crédits inhérents à l’intervention de l’Etat sont-ils inscrits dans la loi des finances pour être pérennes au-delà de 2022 ?
Chaque Président de la république qui arrive se précipite pour imprimer son empreinte sur les pages du grand livre de la misère des Mahorais. L’île reste malheureusement un variable d’ajustement sous le prisme de l’improvisation et sous le sceau de l’urgence. Les conséquences multiples de cette politique à courte vue se manifeste par l’installation d’une crise de confiance grave qui perdure parmi les populations de l’île. Le sous-développement, l’insécurité et la violence ont créé ensuite un sentiment de désespérance et d’angoisse quotidiennement. Nonobstant les gros efforts financiers déployés, il n’en demeure que ces efforts sont restés vains, une goutte d’eau dans un océan de misère. L’immigration clandestine et ses conséquences constituent un véritable frein au développement de Mayotte. Elles ne peuvent plus faire l’objet d’un compromis négocié dans les salons très feutrés de la diplomatie de notre pays.

En attendant, nous sommes tous contraints et forcés à nous engager fondamentalement dans un avenir suicidaire. Nous détruisons tout : la forêt, la mer, l’environnement et d’une manière générale, notre économie et notre appareil de production, notre système éducatif, notre appareil de santé, notre histoire, notre culture et notre mode de vie. La défiance et la méfiance se sont installées faisant fi de nos libertés les plus élémentaires : les imberbes font la loi, les vendeurs à la sauvette réclament des droits. Nos rêves sont devenus des cauchemars et notre avenir d’homme libre est brisé.

Issihaka ABDILLAH

*Ancien élu de Bandraboua, Issihaka Abdillah est un analyste de la société mahoraise et un chroniqueur régulier de nos colonnes

1 COMMENTAIRE

  1. M. Issihaka Abdillah, merci pour votre éclairage. Je pense qu’il n’y a pas grand chose à ajouter. A l’issue de cette lecture et à l’instar de mes observations lors de mes divers séjours sur l’île, je reste donc pessimiste voire fataliste pour son avenir et son évolution.

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