« Tout ça pour ça », « L’amour plus fort que la haine », « Arrêter de déconner sur Mahomet »… les titres des journaux nationaux reprennent les Une de Charlie Hebdo, et défendent à profusion la liberté d’expression après l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’Histoire à Conflans-Sainte-Honorine. Comme il y a 5 ans. Mais quelle garantie se donne-t-on pour qu’une fois ces messages envoyés, on ne retombe pas dans l’horreur à la moindre bulle de caricature ressortie dans les écoles ou ailleurs. Outre les moyens sécuritaires, ou les demandes ubuesques entendues sur les plateaux TV de flicage individuel des réseaux sociaux pour chaque personne menacée, comment éveiller au mieux les consciences ?
Le recteur Gilles Halbout que nous avons contacté, pose le premier des diagnostics, « nous sommes face à des fanatiques, et le fanatisme, il y en a dans toutes les religions ». Pas une manière de botter en touche, mais plutôt de rappeler que « à Mayotte, toutes les religions vivent en bonne entente ».
A ce propos, rappelons une confusion fréquente dans les termes utilisés, « l’islamisme » qui est ici visé, « Courant politique de l’islam des années 70 faisant de la charia* la source unique du droit et du fonctionnement de la société dans l’objectif d’instaurer un État musulman régi par les religieux »(Larousse), et « islamique », relatif à l’islam.
Après les attentats de Charlie en 2015, plusieurs réunions avaient été organisées à Mayotte. L’une d’elle, proposée par Caritas France-Secours Catholique, avait mis en lumière la difficulté d’appréhender sereinement les caricatures. Ces dessins censés se moquer du Christ pour les chrétiens, de Mahomet pour les musulmans, de Yahvé pour les juifs, de Bouddha pour les bouddhistes, etc., étaient diversement perçus.
« C’est Dieu qui juge »
Nous renvoyons à l’article détaillé paru alors dans nos colonnes, évocateur des difficultés rencontrées, pour en rapporter une synthèse : alors qu’une trentaine de jeunes musulmans découvraient les caricatures du Christ, reproduisant la Cène sous le titre « Le dîner de cons », la condamnation était unanime, « on ne peut pas tuer les gens à cause de Dieu ». Mais lorsqu’ont commencé à circuler celles de Mahomet, le représentant la tête entre les mains et se lamentant, « c’est dur d’être aimés par des cons ! », le son de cloche changeait chez certains : « On ne doit pas dessiner le prophète comme ça ! », un autre lançait même, « c’est normal qu’ils soient partis les tuer ! Les dessinateurs les ont insultés, ils n’auraient jamais été jugés par un tribunal sinon ! »
Le débat s’était engagé entre les jeunes, parfois vif, « s’ils étaient de vrais musulmans, ils n’auraient jamais tiré. Ça n’est pas à nous de juger, c’est Dieu qui juge », estimait l’un d’entre eux.
La différence de jugement tient à l’évidence à l’éveil des consciences. En partant du postulat qu’il est plus facile pour un non croyant de se moquer des caricatures religieuses, il faut parvenir à un objectif ambitieux : que chacun, même s’il est atteint, arrive à s’en détacher en comprenant que ces caricatures ne visent personne dans sa foi, mais une représentation que s’en fait le caricaturiste, et qu’elle cible les plus radicaux de quelque religion ou croyance que ce soit.
Nous avons demandé à Gilles Halbout ce qui était mis en place pour parvenir à cette lecture au second degré. « Pour les scolaires, nous nous appuyons sur une documentation pédagogique nationale ». Elle est riche en préconisations, notamment sur les échanges à provoquer entre les élèves sur leurs sentiments moraux ou religieux, « cela permet de comprendre la nécessité que chacun soit libre de les exprimer, mais également que certaines limites sont nécessaires pour respecter les sensibilités de chacun ».
Le message passe mieux avec des professeurs expérimentés
Il nous renvoie vers Loetizia Fayolle, Inspectrice Pédagogique Régionale d’Histoire Géographie, qui explique le travail engagé pour éveiller à la fois l’esprit critique des élèves et le respect de l’expression de l’autre.
L’arme déployée par l’éducation nationale, c’est l’Enseignement moral et civique, l’ancienne instruction civique. « C’est la colonne vertébrale de l’enseignement des notions de libertés individuelles et collectives, dispensée du 1er degré au lycée. Elle porte 3 finalités majeures, le respect d’autrui, l’appropriation et le partage des valeurs de la République, et la construction d’une culture civique. » Mais de la théorie à la pratique, il y a un pas que chacun franchit avec plus ou moins d’amplitude, « plus les professeurs vont être formés, plus ils seront à l’aise face à la classe. C’est pourquoi le rôle est dévolu aux professeurs d’Histoire-géographie, qui vont pouvoir s’appuyer sur des exemples et contextualiser l’enseignement. En reprenant par exemple les caricatures de Daumier au 19ème siècle. On leur explique le message qu’elles font passer. »
Si l’école ne parle pas de religion, elle enseigne le fait religieux dans le sens du fait social, « sur ce sujet, il peut y avoir confrontation avec ce qui est dit à la maison, ça peut prêter à confusion. Notre rôle est alors d’inciter à prendre de la distance, sans passion. Notre réalité est civique, sociale et intellectuelle. »
Lors du débat avec les jeunes de Caritas, un fundi avait invité à comprendre les piliers de la foi, « Ne soyez pas musulman par héritage ! », avait-il lancé.
Le recteur rappelle aussi l’autre corde à l’arc de l’éveil des esprits qu’est le Diplôme universitaire ‘Valeurs de la République et religions’ dispensé au CUFR de Dembéni. Initié également il y a 5 ans, il était alors intitulé à Mayotte « Valeurs de la République et de l’islam », avant d’être étendu à l’ensemble des religions. Et à entendre Ismaël Saïd, un des étudiants interviewé par Mayotte la 1ère, il porte ses fruits, « Si on est croyant, la République et la laïcité nous offrent la protection de l’Etat, contrairement à ce qu’on pense. »
Cet effort de chacun sur la compréhension qu’une indispensable tolérance sert de socle à notre vie en société, doit se retrouver dans une union au sein de la minute de silence qui sera respectée ce mercredi à 11h30 à la préfecture de Mayotte.
Anne Perzo-Lafond
*Charia : loi canonique islamique régissant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle, appliquée de manière stricte dans certains États musulmans