Observatoire des violences : pas de solutions sans compréhension de l’ère du fouet et du murengue

C’était hier, et pourtant nous sommes déjà demain dans les foyers mahorais. Entre les deux, nous ne savons pas grand chose des ressors qui font évoluer la société Mahoraise. C’est une forme inédite de réflexion qui s’offre à tous à travers l’Observatoire des violences, expliquent ses initiateurs.

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Observatoire des violences, Mayotte
Deux secondes de pose sans masque pour les acteurs de l'Observatoire des violences

Au commencement, le verbe était manié par Mouhoutar Salim, auteur et conférencier, et par le recteur Gilles Halbout. Le premier se rappelle il y a 10 mois « avoir souhaité une équipe pluridisciplinaire pour se pencher sur les phénomènes de violence », et le second s’être interrogé, « qu’est ce qu’on peut faire pour prendre en charge cette violence des jeunes qui gangrène nos institutions ? Il fallait sortir de l’unique réponse qu’est la sollicitation des forces de l’ordre, pour adopter la démarche de l’utilisateur du territoire qui doit profiter de sa présence pour l’améliorer. »

Pour caractériser les violences, plusieurs acteurs sont sollicités, qui vont apporter chacun leur pierre à l’édifice, sous la forme de textes. Ils sont des mines de renseignement sur les pratiques pas si anciennes de l’éducation, dans les familles, qui s’en sont vues dépouiller, notamment par la loi. Il est difficile d’appréhender correctement le phénomène des « enfants du juge », sans lire les trois textes qui suivent.

Ils sont le continuum des trois premiers, publiés mercredi, qui dressaient notamment un lien entre la forme des revendications sociales et l’explosion des violences. Ces trois derniers textes reflètent l’énorme marche à franchir vers une symbiose entre culture mahoraise et les nouveaux « outils de la République » non encore intégrés, pour paraphraser Ali Saïd Attoumani.

Ces murengue au look effrayant mais très codifiés

Recherche d’une micro société à travers l’intégration d’une bande

C’est par exemple pour Nailane Attibou, Directeur du CCEM (Conseil de la culture, de l’éducation et de l’environnement), et Ali Saïd Attoumani, Directeur adjoint de la jeunesse et sport et de la cohésion sociale, l’explication très détaillée de la pratique réglementée des châtiments corporels, sanctionnée par la justice, menant aux « enfants du juge », conduisant à l’abandon de l’éducation à l’Etat punisseur de parents et défenseur des droits des enfants. C’est aussi pour la psychologue clinicienne Lucie Kiledjian, la violence des invisibles qui appellent au secours, ceux qui ont vécu « l’indifférence de l’autre, de la société et de l’institution », et qui retrouvent une forme de société par l’appartenance à une bande. Enfin, on comprendra avec Bacar Achiraf, Vice-président du CCEEM, que les murengue, étaient une évacuation encadrée de la violence, sa régulation sociale. La violence sortait grâce à ces combats « pacifiques » très codifiés.

Des fonctionnements qui peuvent effrayer un occidental mais qui étaient encore hier inhérents à l’équilibre social mahorais. Comment s’en exonérer, et surtout, comment concilier ? Autrement dit, « il faut expliquer aux familles les avantages et les inconvénients de la modernité », rapporte Zalifa Hassani, présidente de la FCPE.
Un Conseil scientifique en triumvirat

« Mieux appréhender la réalité de terrain », comme le disait Madi Madi Souf, président de l’AMM, pour établir une cartographie de la délinquance, mais après ? « Le 7 décembre, les travaux que nous menons dessineront la préfiguration de l’Observatoire des violences, et les début de leurs prises en charge », établissait Bacar Achiraf.

Les 6 contributions serviront de base au questionnement, et les réponses seront collégiales. « Un conseil scientifique se montera, avec l’Université de Mayotte, l’Université de La Réunion, et une université partenaire en métropole », rapporte encore Mouhoutar Salim, président de l’observatoire des violences. Un comité de pilotage portera les éléments de décision ensuite, en suivant la ligne fixée au départ, « prévention-éducation parentale-répression ».

Les réponses tomberont à point nommé avec la tenue d’Assises de la jeunesse fin janvier-début février 2021, annonce Gilles Halbout, « un travail sera alors à mener avec les parents. Pour l’instant, nous partons des textes qui ont délimité le sujet et qui sont d’une grande sincérité. »

Anne Perzo-Lafond

C’est un texte emblématique du décalage sociétal, que livre Bacar Achiraf, ici aux côtés de Gilles Halbout

Le Mourengué : un fait social presque total

Dans la société Mahoraise, par essence, l’éducation était l’affaire de tous : parents, sœurs, frères, tantes, oncles, cousins, cousines, grands-parents, et tout le village par extension. L’autorité de fait des ainés sur les plus jeunes était si bien admise que chaque adulte avait la possibilité de sévir et de punir tout enfant, dans la mesure où la communauté éducative s’était dotée d’efficaces moyens de régulation des incartades : conciliation, rappel à l’ordre et sanction. Les sanctions étaient naturellement proportionnelles et adaptées à la nature de la faute, à l’incivilité et à son auteur.

Aussi, des manifestations comme le Mourengué permettaient aux uns et aux autres (exclusivement des hommes) d’évacuer leur excès d’agressivité en se battant avec un adversaire consentant et reconnu comme étant de taille à affronter son vis-à-vis dans un combat loyal à mains nues. Le bon sens oblige : il est interdit de se battre avec un adversaire qui n’a pas le même gabarit ou n’ayant pas visiblement la même force physique. Ainsi, quand l’assistance estimait que les forces en présence étaient déséquilibrées, on invitait l’un des deux à se retirer ou à passer son tour en attendant un autre adversaire. Quand bien même l’affrontement pouvait paraitre violent, les boxeurs se quittaient toujours dans de bons termes puisque la règle leur imposait de se serrer la main après les deux rounds habituels qui ne duraient que quelques secondes chacun. En outre, il se trouvait toujours quelqu’un pour consoler le « battu », le cas échéant, en enrobant son propos d’une leçon de vie.

I. De l’organisation d’un spectacle à la recherche de régulation des conflits

Jusqu’à la fin des années 2000, en tant que manifestation culturelle, des Mourengués étaient organisés durant le mois de ramadan après la rupture du jeûne pour les jeunes garçons d’un même village. Il s’agissait alors d’un wassi na wassi (entre nous). Il arrivait que des enfants de dix ans, en plein apprentissage des règles de vie en communauté, se jettent dans l’arène (un cercle constitué par la foule des spectateurs avec les boxeurs et les deux arbitres au centre) pour se mesurer sous le regard amusé ou parfois inquiet des parents et des proches. Chaque victoire était une source de fierté pour les supporters du valeureux garçon.

Tous les Mourengués vibraient au son d’un tam-tam entrainant voire envoutant pour certains et au son métallique d’un morceau de tôle battu de façon saccadée et servant de rythmique pour galvaniser les boxeurs et servir de tempo. En général et en l’absence de matérialisation de l’espace, une ou deux personnes munies de branchages, faisant office de fouet, tenaient la foule à distance pour ne pas trop gêner les boxeurs. Avant chaque affrontement, les deux boxeurs avaient quelques minutes pour parader, danser afin de faire baisser l’adrénaline et de chercher à s’impressionner mutuellement. Ils étaient souvent torse nu.
Enfin, l’organisation se complétait par deux arbitres chargés de donner le signal du début et de la fin de chaque corps à corps en séparant si besoin les boxeurs après chaque round, au risque de prendre des coups de poing au passage. Évidemment, il y a eu de mémorables KO qui ont fortement contribué à la renommée de certains Koungués mais cette forme de violence encadrée était salvatrice et source de cohésion sociale, de paix sociale. Le Mourengué était donc un fantastique moyen de régulation sociale accepté de tous.

II. Des codes d’honneurs partagés mais non maitrisés avec l’évolution des mœurs

Pouvaient participer à un Mourengué des jeunes d’un même quartier, d’un même village ou de deux villages limitrophes. Les adultes ne participaient que dans les Mourengués inter-villages. Les dates des rencontres étaient convenues longtemps à l’avance pour que les uns et les autres puissent prendre leurs dispositions. Dans la mesure où c’était un spectacle très prisé, après un premier Mourengué dans un village, un deuxième était obligatoirement organisé dans l’autre village avec les mêmes protagonistes : une sorte de match retour. Dans tous les cas de figure, l’objectif était d’affronter un adversaire dans un cadre très codifié selon des règles strictes et simples : interdiction de mordre et de donner des coups de pied. Ainsi, deux amis pouvaient se battre lors d’un Mourengué sans compromettre leur relation, et cela quelle que soit l’intensité des coups encaissés.

Il arrivait également que pour régler un différend entre deux jeunes garçons, l’adulte présent oblige les deux protagonistes à se battre à la loyale. Parfois, l’idée d’inviter quelqu’un à se battre peut venir de ses pairs. Après cette confrontation virile, les esprits s’apaisaient pour un bon moment et on pouvait passer à autre chose : l’incident était clos. Le mourengué était donc un moyen très efficace pour faire baisser les tensions et réguler la violence interpersonnelle ou inter-villageoise. Des fois, les vaillants boxeurs, appelés Koungué, c’est-à-dire, « Champions », s’attiraient les faveurs des jeunes femmes qui leur glissaient discrètement la clé de leur maison en guise de récompense. Précisons que le Mouringué est une manifestation exclusivement nocturne. En fonction des forces en présence, le Mourengué pouvait durer une nuit entière. Le titre de Koungué pouvait être décerné à un homme capable d’affronter vaillamment plusieurs adversaires durant la même soirée.

Dernièrement, des mourengués de femmes ont été organisés, ici ou là, dans certains villages, comme à Poroani, car elles avaient manifesté leur besoin de se défouler, elles aussi. La qualité du spectacle a montré qu’elles n’avaient rien à envier aux hommes puisqu’elles n’avaient pas froids aux yeux. Suite à des débordements et des bagarres en marge de certains Mouringués organisés par des gens sans aucun respect des codes de cet art, les autorités refusent désormais d’accorder des autorisations pour la tenue de cette manifestation. Quelques téméraires improvisent parfois des Mourengués clandestinement mais la fonction de régulation sociale de la violence est à ce jour inopérante.

Bacar ACHIRAF
Vice-président du CCEEM
Président de la Ligue de l’enseignement de Mayotte

Un travail de fond sur la compréhension de l’évolution des pratiques éducatives est à mener

Management interculturel dans les rapports de force entre le système de répression collectif et l’institution judiciaire

L’éducation traditionnelle mahoraise des enfants est très codifiée. Les enfants vivaient, la plupart du temps, en dehors du foyer familial. Ils sont sous la surveillance de toute la communauté, quel que soit l’endroit où ils se trouvent (dans le village, à la campagne, à la plage) et le moment (le jour comme la nui). Cela s’illustre par l’expression fondamentale « kula mwana uwo mwana ». Autrement dit, chaque enfant est un enfant et l’adulte doit le considérer comme le tien.

En contrepartie, chaque enfant doit considérer chaque membre de la communauté comme sa propre famille et lui doit le même respect que ses équivalences dans le cocon familial. S’il peut être son père, il doit le considérer comme tel et idem s’il peut être sa mère, sa sœur, son frère, son oncle. Ceci s’illustre par l’expression fondamentale « kula baba uwo baba », autrement dit, tous semblable à un père, est ton père.

Dans cette logique chaque enfant et chaque adulte ont des responsabilités les uns envers les autres. L’un savait qu’il était l’enfant et l’autre savait qu’il était le parent. Dans cette culture, l’âge est un élément fondamental et considérée comme facteur de maturité et de sagesse.

I. De la déviance vers la limite de la correction corporelle

Tout comportement déviant, ou ne répondant pas aux règles de vie sociale dans la communauté, était systématiquement corrigé, soit immédiatement par l’adulte ou le grand frère en présence. Sinon l’information était remontée à la famille qui devait obligatoirement réagir par rapport à leur enfant. C’était une honte pour les parents que leurs enfants ne sachent pas se comporter et la société les mettait devant leurs responsabilités.

Cette correction de l’enfant prenait différentes formes. En fonction de la gravité de l’erreur et de son caractère (récurent ou pas), la correction pouvait être un simple rappel à des règles et à des attitudes à adopter, à une remontrance ou une mise en garde pour ne plus recommencer, surtout si c’était la première fois.

Si le comportement déviant se répétait, le ton montait, mais restait verbale à l’envers l’enfant. C’est vraiment au bout de la troisième ou quatrième fois, que vient la correction physique, par un fouet “ shengwé“. C’est ce qui est traduit par les expressions suivantes : « mara yararu, mradruwa ngwe » ou « mutru amo wambiwa na wanadmu ka kya, maguini de ya mwambiawo ». Traduction respective : au bout de la troisième fois, ça sera un coup de fouet à trois cordes“. Ensuite : “Celui qui n’entend pas la parole des hommes, entendra celle des djinns “.

II. Le shengwé : une arme dissuasive règlementée

Le shengwé est une sanction, en réalité très encadrée. Le fouet doit-être bien choisi pour ne pas blesser l’enfant. Il est strictement interdit, dans cet acte éducatif de taper un enfant avec la main (coups de poing ou gilfe) ou autres choses qui pourrait le blesser. Le shengwé ne se tape pas non plus n’importe où sur le corps. Toutes les parties sensibles (la tête et les yeux) doivent être strictement évitées. Le shengwé doit être mesuré et surtout tapé sur la partie basse et arrière du corps (dos et mollets). Il est également strictement interdit de frapper un enfant le soir, pour lui permettre de toujours pouvoir revenir manger et dormir à la maison le soir sans crainte.

Le shengwé n’est pas une punition mais une correction éducative qui répond à des règles précises. « U rudi u moina », littéralement, il s’agit de “reprendre l’enfant“. Cette violence physique appliquée comme dernier recours est plus que des coups de fouet. Le shengwé désigne également le geste de correction en lui-même. C’est tout un symbole dans l’éducation. C’est le symbole du pouvoir régalien des adultes dans l’éducation des enfants. Ce n’est pas parce qu’il (le shengwé) existe que les enfants étaient systématiquement fouettés. Il avait surtout un pouvoir extrêmement dissuasif. Il y a beaucoup d’enfants qui ont été parfaitement bien éduqués sans jamais avoir été fouettés : rien que le fait d’y penser et cela suffisait.

III. Sirkali : un frein dans le processus éducationnel

Ces pratiques ont parfaitement fonctionné durant des décennies au sein d’une communauté, partageant des valeurs éducatives communes. Progressivement, Mayotte s’ouvrant à l’extérieur et accueillant d’autres populations avec d’autres cultures, des dérapages ont été commis par certains, s’en sont suivies des décisions de justices incomprises par la population. Ces décisions ont été comprises comme une obstruction et une expropriation de l’éducation des enfants : « Sirkali kayipvindze ralela wana watru », comprenons ici que “l’Etat ne veut plus qu’on éduque nos enfants“. Cette résignation s’est traduite par l’apparition de la notion de « l’enfant du juge », à savoir des enfants intouchables car protégé par le juge.

Parfois, il n’y a même pas de condamnation, seulement les rumeurs et le simple fait qu’un enfant puisse trainer un des membres de sa famille en justice par une simple plainte suffit pour créer un électrochoc social et collectif, bouleversant les codes de l’éducation parentale à Mayotte. Derrière cette interprétation c’est tout un système éducatif qui s’est effondré. Les parents délèguent leurs rôles à « sirkali ». « Et si sirkali considère que les enfants mineurs ne sont pas justiciables, eh bien qu’il s’en occupe ». 9

IV. Les conséquences de l’émergence de l’enfant du juge

Avant c’était les enfants qui avaient peur des adultes, maintenant c’est le contraire. Ce sont les adultes qui craignent les enfants, soit par leur brutalité et par leur impunité, soit parce que « atsondro ni shitaki,nindre nafungwe », autrement dit « il va porter plainte contre moi et me faire emprisonner ». Face à leur impuissance, les parents répudient parfois un de leurs enfants qui a mal tourné pour essayer d’éduquer correctement les autres loin de mauvaise influence qu’il pourrait avoir sur eux : « mwana moja katsojoka adjali ya wagnahé ».

Le shengwé a été abandonné au profit de la découverte et de la mise en valeur du droit de l’enfant. L’enfant a découvert qu’il a des droits, qu’il peut les faire valoir au-dessus des principes fondateurs de l’éducation parentale. Les conséquences ont été immédiates. Les premiers enfants qui ont osé porter plainte l’ont fait souvent sur l’accompagnement de certaines institutions (assistant social, équipes pédagogiques des établissements scolaire) ou certaines structures associatives et autre. Il a suffi de quelques cas pour que l’information se propage comme une trainée de poudre sur l’ensemble du territoire, du fait de la phobie des mahorais de se voir confrontés à l’institution judiciaire et à l’autorité institutionnelle (le Sirkali).

Le périmètre de la famille se rétrécit : la communauté laisse place aux individus qui ne se connaissent pas forcement, ne partagent pas non plus les mêmes valeurs culturelles, se méfient les uns des autres, voire refusent de vivre ensemble. Les repères fondamentaux s’effondrent (« choni » – école coranique) alors que les autorités ne sont pas en phase des cultures locales. Par conséquent, certaines pratiques ont dû être abandonnées sans aucune proposition alternative.

Nailane Attibou
Directeur du CCEM – Mayotte
Ali Saïd Attoumani
Directeur adjoint de la jeunesse et sport et de la cohésion sociale

Le voisinage peut se substituer à la famille pour aider le jeune à réinvestir les sphères familiales et scolaires

Violence institutionnelle : un rempart contre un accompagnement collectif

A Mayotte, le champ du médico-social est souvent appelé à répondre à la délinquance agissante. Il apparait d’ailleurs tout autant remis en question dans sa capacité à prévenir la violence latente des jeunes qu’il prend en charge. Le projet politico-social actuel semble ainsi basé sur un présupposé : les jeunes délinquants évolueraient dans des familles dysfonctionnelles qui les pousseraient à la violence. On semble ainsi supposer qu’à Mayotte comme ailleurs, les enfants qui seraient victimes de traumatisme par excès (c’est-à-dire qu’ils auraient vécu des évènements objectivement violents, maltraitances physiques ou sexuelles) ou par négligence (démobilisation familiale, désinvestissement de l’enfant) seraient poussés en retour à la violence.

Cette analyse du problème et les réponses qui en émanent sont issus de travaux du champ de la psychologie. Ainsi, les études ont montré qu’un destin possible du traumatisme vécu durant l’enfance était la compulsion à répéter l’abus subi. Par une « identification à l’agresseur », l’individu répéterait son trauma mais cette fois-ci en le contrôlant et non en le subissant, les rôles ayant été intervertis. Ces études offrent des pistes de compréhension au passage à l’acte violent à l’adolescence et à l’âge adulte. Une victime de maltraitance infantile pourrait devenir maltraitante, une victime de viol pourrait devenir à son tour un agresseur sexuel. La même explication intrafamiliale au phénomène de la délinquance est invoquée lorsque l’on propose de supprimer les titres de séjour de parents d’enfants délinquants, espérant ainsi astreindre ces derniers à une mission éducative qui aurait été perdue ou mal entreprise.

Doit-on alors penser que tout jeune au foyer dissocié est une menace pour le territoire ? Comment comprendre ce passage de la violence subie à la violence agie ? Les institutions familiales et médico-sociales peuvent-elles être remises en question dans leur capacité à prévenir et à prendre en charge les actes délictueux ?

1. Les violences passées sous silence des institutions et au profit d’arrangements familiaux

Parmi les jeunes victimes de violences intra ou extrafamiliales que nous avons rencontrés dans le cadre de suivis psychologiques, nombre d’entre eux ne commettent pas de passages à l’acte transgressifs à leur tour. Ces mineurs, venus en consultation à la demande de leur famille ou d’un tiers semblent majoritairement reconnus dans leur statut de victime. Il est ainsi admis par des adultes proches que des intolérables ont été franchis et qu’une réponse appropriée devient inéluctable. Celle-ci est parfois juridique. Pour d’autres, elle suppose des arrangements pour une réorganisation du schéma familial. Néanmoins, une demande d’aide auprès d’institutions extérieures peut également s’envisager.

Il est d’autres jeunes pour qui la violence s’inscrit dans des logiques de répétition. Souvent, ces jeunes témoignent de leur vécu de l’indifférence de l’autre, de la société et de l’institution. Tout se passe comme si ces jeunes se vivaient hors du social. Leur propre vécu n’a pas été reconnu, il est parfois resté sous silence, ou a même été oublié par les institutions qui les ont pris en charge. Il semble ainsi que la violence se répète là où les agencements symboliques de la société n’ont pas été opérants. Si les places, les rôles et les règles ne sont pas respectés, comment peuvent-ils alors prendre sens pour le citoyen en construction ?

2. La violence institutionnelle déplace le besoin de sécurité et d’identification au sein des bandes

Nous sommes ainsi amenés à rencontrer des jeunes qui ne se vivent pas comme héritier d’une histoire personnelle, familiale ou sociale. Les mesures proposées par les institutions peinent alors à prendre sens. Les vécus de perte et d’injustice dominent et sont parfois projetés sur les institutions elles-mêmes. L’espace social, l’Etat et ses émanations institutionnelles sont déconsidérés. Dans de telles conditions, les interdits et les repères structurants qu’offre la société peinent à être intégrés car l’obéissance aux droits et aux devoirs n’est plus perçue comment structurante.

C’est donc parfois ailleurs qu’une recherche d’appartenance, d’identité et de repères peut se faire. Le groupe, la bande semblent ainsi s’offrir comme réponse face aux besoins psychiques de ces jeunes. Les leaders peuvent aussi représenter des repères sécuritaires et identitaires. Les groupes semblent alors fonctionner avec leurs propres lois, normes et représentations. En ce sens, questionner la violence et les phénomènes de bandes, c’est se pencher sur le vécu de désaffiliation et parfois même d’auto-exclusion.
Si nous pouvons légitimement nous interroger sur ce qui mène des jeunes vers la délinquance, il s’avère ainsi que l’explication intrafamiliale ne suffit pas à elle seule à expliquer le phénomène. Par ailleurs, celle-ci n’est pas seulement propre à l’espace intime. Elle produit à son tour un sentiment d’échec, d’insignifiance. C’est d’ailleurs par un retour au collectif que le sujet tente de se structurer.

3. Le collectif comme acteur central dans la lutte contre les violences subies et les violences agies

Nous pourrions par exemple établir un parallèle avec nombre de « Je viens » nés en métropole mais revenus de leur plein gré à l’âge adulte à Mayotte. Ils témoignent de cette sensation de ne s’être sentis chez eux que dans leur quartier. Hors de celui-ci, c’était l’angoisse, les regards qui pesaient, les repères qui s’amenuisaient. Certains, inscrits dans des comportements délictueux, expliquent n’avoir trouvé qu’une solution pour en sortir. Revenir sur la terre méconnue de leurs anciens. Ils décrivent alors la façon dont ils ont pu renouer avec leur histoire familiale, accéder à une identité reconnue et valorisée et se sentir appartenir à divers groupes sociaux. 17

Nous pourrions également parler de T. 14 ans, témoin des violences conjugales subies par sa mère. Il commença à manquer l’école, à sortir la nuit et à voler avec d’autres jeunes de son quartier. Des adultes voisins décidèrent de lui couper ses cheveux qu’il laissait pousser de manière désordonnée et l’assignèrent à un couvre-feu et d’autres règles strictes. Sans valoriser des punitions qui peuvent parfois relever de l’humiliation, il apparait néanmoins que la prise en charge par le collectif de ses agissements permit à T. de réinvestir les sphères familiales et scolaires. Les interdits ont été clairement posés, la transgression reconnue et la loi a pu gagner de sa fonction structurante.

Ces exemples nous montrent que face au vécu de violence et de non-place, les réponses se doivent d’être pensées par le collectif. Réintroduire du social, c’est redonner aux structures institutionnelles quelles qu’elles soient (familiales, étatiques ou traditionnelles) leur valeur symbolique, la possibilité de poser des interdits fondamentaux, de définir ce qu’est la transgression et la façon dont elle doit être traitée.

Penser la répétition, c’est valoriser la transmission et le lien, reconnaitre ces sujets comme des citoyens, membres à part entière d’une société qui a une place pour eux et leurs histoires. Renouer avec le collectif, c’est ouvrir à des possibilités de transformation.

Lucie Kiledjian
Psychologue Clinicienne
Doctorante en Psychologie à l’Université de Strasbourg

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