« Mon enfant de 9 ans n’est pas dehors à 2h du matin », souligne Mohamed Moindjié dans sa tribune « Au-delà de la psychose »

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Violences, délinquance, Mayotte
Mohamed Moindjié, ancien adjoint au maire de Mamoudzou, intervient en tant qu'observateur de la société

Mayotte est dans une phase compliquée de son histoire, jamais atteinte à ce point par l’insécurité au point de la déstabiliser. Et comme un sursaut, des consciences s’éveillent, des prises de position se font jour, donnant naissance à des pistes de solutions. Ce sont les Assises de la Sécurité dans quelques jours à Mamoudzou, et l’Observatoire des violences qui puise dans les ressorts éducatifs passés les germes d’une évolution. Ce contexte est propice aux expressions et aux contributions. Mohamed Moindjié exprime dans nos colonnes à la fois son inquiétude de père de famille, et ses attentes envers les élus, « à chaque difficulté, à chaque problème, nous faisons appel au Préfet », les appelant à « prendre leurs responsabilités ».

Au-delà de la psychose

Il n’y a plus de mots pour qualifier ces violences. Que des maux qui nous laissent dans le désespoir. Ces jeunes qui ont des envies de tuer. Il y a véritablement de la haine qui se lit dans leurs yeux, des envies de meurtre.
Mais qu’est-ce que nous avons fait au bon Dieu ? Toutes les condamnations du monde n’effaceront pas ce que nous avons vu. Dommage que sur les réseaux sociaux il n’y a pas d’interdit au moins de 12 ans. Mon fils de 9 ans en cm2 flippe déjà à l’idée d’aller en 6ème au collège de Mgombani l’année prochaine. Nous ne sommes qu’en octobre 2020. Celui qui est en second panique à l’idée d’emprunter ce trajet qui va de Cavani, au lycée Bamana en passant par Baobab, et le square papaye. Il panique à chaque sortie de cours. Et moi, au moindre coup de téléphone, je me dis que peut-être c’est lui qui vient de se faire poignarder. Au plateau sportif de Cavani, il voit passer un flic, arme au poing, alors que lui n’avait que son ballon de basket. Cette situation de psychose permanente ne peut plus durer. C’est invivable. Le taux de personnes souffrant de tension à Mayotte explose. Quelle est alors cette société qui a peur de ses enfants ? Il suffit de quelques jeunes en petit groupe et voilà « l’alerte rouge », urgent, des bandits font mouvement. Tout jeune est devenu un bandit d’abord, et avant tout. Un suspect. Nous avons peur de nos enfants. C’est grave, triste et malheureux. Quel avenir pour eux et pour nous ?

Le préfet et les forces de l’ordre ne peuvent pas tout

Au-delà des images fortes, qui font froid au dos, au-delà de la peur, au-delà de l’émotion, il y a des questions et des réponses attendues. Sur Facebook, chacun y va de ses propositions, de ses condamnations. Heureusement qu’il nous reste Facebook pour nous rencontrer, échanger, débattre, à distance ou à visage masqué ou caché. Heureusement qu’il y a Facebook pour montrer nos joies et nos peines. Nous sommes tous devenus des spécialistes. En attendant les assises de la sécurité, et peut être aussi et sûrement les assises de la jeunesse, nous devrons tous nous interroger sur les profondeurs de la situation dramatique dans laquelle nous vivons. Quel est le problème ? Chacun devrait se questionner à son niveau sur sa propre responsabilité dans ce qui nous arrive collectivement. Le tout, tête reposée, même si nous n’avons pas le temps de reposer nos têtes. La peur est permanente. Insupportable et partout.

Oui, l’Etat régalien est responsable de la sécurité de nos frontières, de notre sécurité, de la sécurité des biens et des personnes. C’est du régalien. Mais l’Etat c’est un tout. Le sirkali c’est nous. Un homme, le Préfet, ne peut à lui seul l’incarner. Il peut partir, il sera remplacé. Parce que l’Etat est éternel quel que soit les hommes qui le servent avec les moyens mis à leur disposition. L’Etat central (Président de la République, Premier Ministre, gouvernent), l’Etat décentralisé (collectivités locales), l’Etat déconcentré (Le préfet Et les services de l’Etat), et la sécurité sociale. Le tout c’est L’ÉTAT, chacun à son niveau assumant ses responsabilités. Selon moi, nous avons à faire à Mayotte à au moins quatre difficultés majeures qui nécessiteraient des réponses adaptées :

1- d’abord, la dislocation du corps social traditionnel :

Face à un système communautaire, solidaire avec l’islam comme colonne vertébrale, nous voilà avec un système occidental érigeant la liberté de l’individu au-dessus de tout. Un système de compétition des uns contre les autres. Les parents, la famille, le quartier, le village, la communauté, le cadi, le chef de village, transfèrent leur compétence aux institutions sensées protéger cette liberté individuelle. Cet ensemble de corps social proclame désormais que « l’Etat, c’est eux », et donc la responsabilité de nos enfants, ce n’est plus nous, mais ces institutions. Il fut un temps où nous parlions par méconnaissance, ou irresponsabilité, des enfants du juge. Un transfert de compétences des parents au juge. Les institutions s’étant substituées aux relations sociales.

Le changement de paradigme social perturbe alors complètement « le faire société ». Tout le monde est largué, beaucoup ne comprenant pas le fonctionnement de ces institutions. Un temps d’apprentissage et d’assimilation me semble nécessaire. En plus, Nous n’avons pas la même définition du mot éducation. Par exemple sur la notion des droits de l’enfant. Pendant que des droits veulent protéger l’enfant, ici c’est la communauté qui a toujours été le garant cet enfant dans un corps social qui va du fundi coranique jusqu’aux habitants du quartier. La démission de tous ces corps, de l’adulte, apporte la preuve de cette dislocation. L’autorité cherche ici un corps pour s’incarner.

L’appartenance au village, et même au quartier semble plus forte encore que l’appartenance à une commune. De nouveaux venus s’appropriant des quartiers non par appartenance mais plutôt par domination, enjeu de pouvoir et d’influence. Nous sommes comme perdus. Ni dans l’individu, ni dans le groupe. Dans un entre-deux flou, sans repères identitaires clairs au-delà de la ferté d’être Français. Nous sommes autre chose.

2- ensuite, des corps intermédiaires défaillants

Les partis politiques, des « appareils d’accession au pouvoir sans réelle conviction »

Avec la dislocation du corps social, nous aurions pu nous appuyer sur les corps intermédiaires : partis politiques, syndicats, et associations. J’aurais pu mettre ici la cellule familiale comme faisant partie des corps intermédiaires. Les communes, ayant vues le jour à Mayotte en 1977, peinent à remplacer le chef du village et les cadis. Le mahorais s’identifie plus à son village qu’à ces communes, une création hors sol. Les syndicats ont échoué, dans le dialogue social, obligés de durcir un mouvement pour avoir gain de cause, faute d’adhésion massive des salariés. Bientôt remplacés par des collectifs. A chacun sa notoriété en attendant la légitimité. Ils ont essayé de prendre la place des partis politiques, de remplacer les élus, la nature ayant horreur du vide. Sans succès durable. Ces partis politiques, en crise, ne forment plus de militants. Ils sont en miette, éparpillés. Ils sont devenus des appareils d’accession au pouvoir sans réelle conviction. Une fois au pouvoir, beaucoup de difficultés à l’exercer. Régler les problèmes des gens devient secondaire. L’intérêt individuel d’abord. D’ailleurs, le pouvoir, on peut y accéder sans parti. Il suffit de monter des coalitions de 24H. Des macédoines. Pour les associations, l’efficacité se juge à l’obtention d’une subvention et non à l’atteinte d’objectifs clairement identifiés. Quel bilan de la Mission locale et du Crij, par exemple, dans la problématique de l’insertion, de l’accueil, orientation, et de la formation, accompagnement des jeunes à Mayotte ? Personne ne pose cette question sur la place publique. Quelle appropriation de ces structures par les communes ? Quel volume d’argent pour quel résultat ? Nous n’avons plus de lieux de débat, d’échanges et d’apprentissage de la démocratie. Nous continuons à palabrer, dans une société de l’oralité et de l’apparence, jusqu’à la prochaine crise et aux prochains barrages. Dialogue social où es-tu ? Le premier qui a parlé a finalement raison dans un contexte de profonde crise de la représentation.

3- Des représentants qui n’ont pas encore pris la mesure de leur responsabilité

A chaque difficulté, à chaque problème, nous faisons appel au Préfet. La répression relève certes de l’Etat régalien, dans ses différents composants, Préfet, juge, procureur, commissaire, commandant de gendarmerie. Mais, s’agissant de la prévention, le rôle des collectivités locales et des corps intermédiaires s’avère primordial. Les élus ne peuvent plus dire à chaque fois, ce n’est pas nous, c’est le Préfet. Avec l’intercommunalité, le bloc communal s’est beaucoup renforcé. Cette décennie qui s’ouvre devrait être la décennie de l’élu local à Mayotte. Cet élu qui prend ses responsabilités, qui dit la vérité aux gens et qui n’a pas peur de faire part de ses projets à l’Etat. Celui qui va chercher l’argent où il se trouve et qui occupe sa place laissée au Préfet, aux syndicats et aux collectifs de tout bord. La population ne s’est pas encore appropriée les communes, trop attachée aux villages. Les élus locaux ont encore du mal à considérer les interco comme des instruments, des leviers nouveaux de projet et non seulement de pouvoir. Le déclic, c’est maintenant. Le pouvoir, c’est pour l’exercer et changer la vie des gens et avec eux. L’exercer ensemble dans le cadre de conférences territoriales, c’est encore mieux.

Aussi, un autre volet de la représentation, les parents. Ces parents sont complètement dépassés par cette société nouvelle. Une société de la primauté de l’individu, une société de l’argent et du chômage de masse, une société d’immigration massive, une société de pauvres et d’économie informelle, une société à forte croissance démographique. Une société inégalitaire avec une minorité qui s’en sort et une majorité qui se débrouille, dans la survie. Cette société, si les différents éléments qui la composent se tournent le dos, finira à terme par se rentrer dedans. La confrontation est inévitable. Un seul territoire, deux systèmes, ça ne marchera pas. Une société où près de 50 000 jeunes de moins de 25 ans ne font rien. Ni en emploi, ni en formation, ni accompagnés vers l’insertion, ni scolarisés. Alors que les crédits consacrés à la formation sont là, le FSE est là, l’IEJ et tout l’arsenal de formation est à notre porte. Et pourtant. Plein de jeunes dans l’errance. Agir ensemble pour éviter le pire. Il n’est pas trop tard.

Ces jeunes qui ne font rien, heureusement qu’ils ne sont pas encore majoritaire, vivent souvent en dehors de toute règle, sans encadrement d’un adulte, sans interdit, sans peur de la sanction. Ils se mélangent à nos enfants, à nos 100 000 enfants qui vont à l’école tous les jours. La jeunesse n’a pas de frontières. Il ne peut plus y avoir d’excuses de la pauvreté pour justifier certains actes de violences. Cependant, il nous faudra regarder de plus près avec qui nous vivons, où vivent ces jeunes et comment ils vivent. Ils sont là, chez nous. Nous les croisons. « Seul, un ange, à plusieurs, des diables ».
Rien ne justifie qu’on donne plusieurs coups de tournevis à un gosse avec l’intention de tuer. Rien.. En même temps, engagé le débat, c’est aussi tout mettre sur la table. Les bidonvilles, l’habitat indigne, vivre des années sans eau, sans assainissement, ni électricité, dans des habitations en torchis, cela crée forcément de la haine, que nous le voulions où nos. Le vol, l’oisiveté, la chimik, l’alcool, tout cela n’inaugure rien de bon. Ce n’est pas une vie. Nous sommes ici dans une destruction. L’envie de détruire l’autre est là. Et comment on passe de ça à une autre étape du vivre ensemble.

4- Sortir du déni de réalité

« Notre jeunesse est en souffrance, notre île est malade. Beaucoup d’adultes sont perdus »

Analyser la réalité rien que la réalité toute la réalité afin de régler le problème posé. Le déni de la réalité ne fait qu’aggraver notre cas. Il n’y a pas de solutions simplistes. Observer, décrire, analyser, expliquer, agir, et corriger, voilà la bonne méthode.

Des guerres de gangs, des guerres de territoire, sur fond de domination et d’abandon. Sur fond de provocation et d’envie d’en découdre avec les forces de l’ordre. Se débarrasser de jeunes délinquants, violents vers Madagascar, vers la Réunion, ou vers Paris, pourquoi pas. Trop simple. Mais pourquoi pas. Il ne suffit pas de casser le thermomètre pour guérir d’une maladie. Il nous faut traiter un environnement malsain. Les renvoyer tous aux Comores pourquoi pas. Emprisonner les jeunes comoriens aux Comores, pourquoi pas, pourvu que Azali accepte. Et ceux nés à Mayotte de parents français, de parents étrangers en situation régulière ? Le sujet est trop grave pour le survoler sur Facebook avec légèreté. Mon enfant de 9 ans n’est pas dehors à 2h du matin. En même temps, je n’ai que 4 enfants et nous ne vivons pas tous dans une seule chambre en tôle à six sans eau ni électricité. Encore une fois, pas d’excuses de pauvreté, juste un rappel de la réalité. L’autre de 15 ans aimerait bien aller jouer au basket au terrain mouchoir sans risquer sa vie. Il aimerait bien aller au lycée Bamana sans risquer de se faire poignarder sur le long du trajet ou à la sortie des cours. Nous sommes tous concernés, une balle perdue, au mauvais endroit et au mauvais moment, c’est vite arrivé. Le drame. Que Dieu nous en préserve.

Enfin, il y aura les assises de la sécurité et de la citoyenneté, pourquoi pas. Il fallait bien une réaction. C’est un début, se parler, échanger entre nous en dehors de Facebook, et partager les mêmes maux, le même diagnostic. Chercher des solutions ensemble. Mais au-delà de ces assises, notre jeunesse est en souffrance, notre île est malade. Beaucoup d’adultes sont perdus. Des parents sont largués et démunis. Nous subissons un nouveau modèle de société qui nous bouffe à petit feu. Nous subissons aussi l’irresponsabilité des dirigeants comoriens qui parient sur le KO dans l’ensemble des quatre îles. Avec ce sentiment que si les Comores vont mal, c’est la faute aux Mahorais. Honte à eux. Quel dirigeant digne, habité par une certaine idée de l’humanité, laisserait mourir tout un peuple. Un peuple dans le désespoir prend tous les risques, quitte à en payer le prix. Le désespoir tue, l’absence de perspectives aussi.

Nous pouvons ensemble, échanger, organiser des rencontres sectorisées sur toute l’île, dans le prolongement de ces assises, afin de corriger une trajectoire qui n’est pas irréversible. Même si cela devrait prendre un an. Un an de débats, et d’échanges, pourquoi pas. Reconquérir le territoire, notre territoire, devrait être notre leitmotiv.

Devant un problème, ne pas seulement se contenter des faits, et tirer des conclusions hâtives. Devant nos problèmes, ne pas tout renvoyer à l’Etat. Assumons nos responsabilités, rappelons à l’Etat les siennes.

Nous sommes profondément heurtés, meurtris, par toutes ces agressions successives. Mayotte devrait être autre chose que cette île de la violence permanente. Il nous appartient, ensemble, de trouver les solutions, les remèdes à nos maux dans le dialogue et la discussion. La punition et la sanction s’il le faut. La force légitime et le droit sont de notre côté. Nous devrons nous relever. La justice, la prison, c’est déjà trop tard. Elles nous permettent, néanmoins, de gagner du temps si nous agissons maintenant, par le retour des adultes, et le retour de notre modèle social dans les affaires de nos enfants. Tout en tenant compte de cette nouvelle société qui se présente à nous. Ces jeunes, même s’ils sont plus nombreux que nous, sont faits d’un père et d’une mère. Nous devrons parler entre nous, avec eux et prendre nos responsabilités d’adultes. A nous de proposer à l’Etat comment nous voulons vivre ici, sans fuir nos responsabilités. Le début de la solution commence par ce dialogue entre nous. Le problème, c’est nous et non l’Etat.

Mohamed MOINDJIE

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