Dix ans de départementalisation : « La multiplication de documents stratégiques jette le flou »

C’est avec une posture délicate, assis entre deux îles, que les gouvernements successifs regardent Mayotte, une vision biaisée qui n’a pas permis d’impulser un début de développement. Dix ans après le clash qui donnait naissance au 101ème département, qui sait où nous en sommes ?

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Départementalisation, Mayotte
Le nouvel exécutif autoproclamé faute de quorum le 31 mars 2011

« En 1974, lorsque le territoire des Comores a pris unilatéralement son indépendance, l’île de Mayotte a voulu rester française et est entrée en dissidence. Embarrassés, les gouvernements français successifs ont constamment atermoyé et n’ont jamais eu le courage de répondre clairement à la question qui se posait :  » Mais que faire de Mayotte ? «  » (Extrait de « Mais que faire de Mayotte ? », de l’ancien préfet Philippe Boisadam).

Depuis, la population ayant coincé le pied dans une porte entrouverte en 1841, elle forçait son destin en demandant avec constance le statut de Département. La volonté première était d’annihiler tout retour vers l’Union des Comores. Ce combat historique mené par les anciens était donc politique, dépourvu de projet de société. C’est pourquoi il est difficile pour beaucoup de répondre à la question, « êtes-vous satisfait de la départementalisation de Mayotte ? » Les attentes n’étaient pas à ce niveau là. Globalement, la population semble satisfaite de ne pas être comorienne. Depuis, nous avons tous découvert ce que signifiait être un département français. Ou plutôt, d’y converger.

Est-ce le contexte de Covid qui a ramolli les ardeurs pour préparer les festivités des 10 ans de départementalisation ? Ou de mauvais souvenirs de cette journée du 31 mars 2011 où le nouveau département était adopté au milieu de fauteuils vides lors d’une séance plénière mémorable où Daniel Zaïdani s’intronisait parmi les siens ? Ou le manque d’anticipation, un des fléaux locaux ? Ou encore, un sentiment de frustration ?

La colère d’Ibrahim Aboubacar, conseiller de Sada, apprenant la défection des élus UMP (Photo A.P-L./Malango)

Des chaises vides cassent l’ambiance

Paradoxalement, ceux qui étaient là le 31 mars 2011 se souviennent de la question qui flottait sur toutes les lèvres à la fin de la journée, « sommes-nous département ? » Car un coup de théâtre avait paralysé la fête. L’assemblée qui devait entériner le nouveau statut en présence notamment du sénateur Marcel Henry, figure historique de la départementalisation, n’avait pu se tenir, faute de quorum. Pour cette date historique, les élus UMP ne s’étaient pas rendus dans l’hémicycle, après qu’un tout jeune élu, Daniel Zaïdani leur ait fait faux bond la veille, obtenant contre ce revirement le poste de président. Celui qui l’était encore, Ahamed Attoumani Douchina, ouvrait la séance plénière, permettant d’entériner malgré tout ce jour J de la départementalisation de l’île. « Oui, Mayotte est bien département depuis hier, jeudi 31 mars à 9h », avait dû expliquer le lendemain le préfet d’alors, Hubert Derache, « en vertu de l’article L.O. 3446-1 du code général des collectivités territoriales, la collectivité départementale de Mayotte (…) sera érigée en une collectivité régie par l’article 73 de la Constitution et prendra le nom de ‘Département de Mayotte’ à compter de la première réunion suivant le renouvellement partiel de son assemblée délibérante en 2011 ».

« Malango actualités », le seul média en ligne à l’époque, avait titré « Départementalisation : le poisson d’avril de l’UMP !… la ministre reporte sa venue ». Autoproclamée ce 31 mars 2011, la nouvelle équipe aux manettes était officiellement élue deux jours après, en présence de la ministre des outremer Marie-Luce Penchard qui avait du décaler sa venue.

Le président Douchina ouvrait la séance avant de s’éclipser, laissant une urne vide (Photo A.P-L./Malango)

Dix ans après, quel est l’état des troupes ? L’INSEE a eu la bonne idée de nous concocter une infographie chiffrée de l’évolution en dix ans des principaux indicateurs (ci-contre). Le défi saute aux yeux : alors que le pouvoir d’achat individuel a augmenté chaque année de 3,5%, la population elle, a cru de 3,8% par an. Avec donc un appauvrissement à la clef. Surtout que la richesse en question (PIB) est produite notamment par l’indexation des salaires des fonctionnaires à 40%. La part croissante des étrangers, un habitant sur deux en 2017, bénéficie moins de la redistribution de richesse. Etonnamment, entre 2012 et 2017, la part de logements en tôle est restée quasiment stable, ainsi que la proportion des logements sans eau courante, 30 à 29%. Les deux bonnes nouvelles portent sur l’évolution à la baisse du taux de pauvreté, de 84% à 77%, et le doublement du nombre de cadres, de 2.200 à 4.700. Nous laisserons de côté l’embellie de tourisme, impulsée par les hommes et femmes d’affaire, et qui est retombée depuis la crise Covid.

L’article 1er de la loi de 2010 jamais appliqué

Infographie de l’INSEE sur la période 2011-2017

A l’appel du ministre Sébastien Lecornu invitant à un bilan de la départementalisation, les élus de Mayotte avaient rétorqué que les lois de 2010 de la départementalisation de Mayotte sont encore loin d’avoir craché tout ce qu’elles avaient dans le ventre, et reprochaient un manque d’engagement de l’Etat, notamment « l’absence de mise à niveau des infrastructures, et d’alignement social sur les normes nationale. A ce sujet, un rapport de l’ancien préfet Dominique Sorain faisait état du différentiel de l’effort de fonctionnement de l’Etat par habitant en 2018 : il était de 4.268 euros à Mayotte contre 7.598 en Guyane. Quasiment la moitié.

Nous sommes revenus à la source en reprenant la loi du 7 décembre 2010 relative au Département de Mayotte. L’article 1er institue « un comité local » pour « l’évaluation des charges liées aux transferts de compétence à cette collectivité ». Cette évaluation des nouvelles compétences permettant une compensation financière de l’Etat n’a jamais été effectuée.

De quoi faire titrer la Cour des Comptes sur une « départementalisation rapide mal préparée et mal pilotée » en janvier 2016 : « Quatre ans après le dernier changement de statut, de nombreux chantiers, pourtant identifiés dans le « Pacte pour la départementalisation » comme des préalables à la réussite de la réforme ne sont toujours pas achevés. » S’en sont suivies des mesures par à-coups, qui débouchaient sur une fiscalité identique aux autres DOM, quand les prestations sociales sont toujours à 50%, notamment sur les retraites.

Le président Sarkozy en visite à Mayotte en janvier 2010, aux côtés de Marie-Luce Penchard, Mansour Kamardine et Ahmed Attoumani Douchina

Dans la famille « Pacte-Contrat-Plan », je voudrais le fils

Nous avons interrogé à ce sujet notre chroniqueur, Issihaka Abdillah, qui intégrait d’ailleurs le tout nouvel exécutif ce 31 mars 2011, en tant que conseiller départemental de Bandraboua : « Le président Sarkozy avait proposé en 2011 le Pacte pour la départementalisation qui courait jusqu’en 2025. Mais il a perdu les élections, et nous n’avons pas mis en pratique tout ce qu’il contenait. On a fait table rase, sans chercher à l’évaluer. Sous François Hollande, on nous a proposé Mayotte 2025, puis sous Emmanuel Macron, le Plan de convergence. Cette multiplication de documents stratégiques jette le flou. Nous n’arrivons plus à tirer de bilan. Si le président Macron n’est pas réélu en 2022, on nous présentera quoi ?! »

L’absence de vision stratégique de la population et des élus au moment d’être départementalisé ne doit pas continuer à être vécu comme un handicap, selon lui, « est-ce que c’était différent pour les 4 vieux DOM en 1946 ? Mais précisément, il a fallu du temps pour qu’ils se structurent. » Le contexte a joué. Les « 4 vieilles » ont accroché les wagons de la décentralisation un à un, en même temps que la métropole. Mayotte a dû monter dans un TGV en marche, c’est plus complexe. « La Réunion a pris son envol dans les années 80 avec la décentralisation. Nous, nous avons eu en même temps la départementalisation, et les décentralisations, ce n’est pas bon. » Rajouté au statut de Région ultrapériphérique de l’Europe (RUP) dont nous n’arrivions pas en raison de notre jeunesse à consommer les fonds.

Pour Issihaka Abdillah, Mayotte ne pourra s’en sortir qu’avec un unique document stratégique qui devra nous guider comme l’ont été les autres DOM : « Il faut pour Mayotte un contrat de développement qui court sur plusieurs générations. Car à force d’être pressé, on ne réalise rien. »

On l’a vu avec la gestion de la crise Covid, la métropole lorgne sur les méthodes déployées ici pour en venir à bout. Mayotte peut et doit servir de laboratoire, sur les plans socio-économiques, ce serait une motivation pour la développer… au cas où Paris en manquerait.

Anne Perzo-Lafond

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