Elie Letourneur, psychologue de métier, travaille pour le tribunal depuis 2020, et prépare en parallèle un mémoire sur la justice à Mayotte. En moins d’un an et demi, il a été mandaté pour près de 300 expertises psychologiques, surtout de mineurs, et il a vu la perception qu’ont les jeunes de la justice évoluer dans le bon sens.
JDM : Elie Letourneur, pouvez vous dans un premier temps présenter votre métier ?
« Je travaille au tribunal comme expert psychologue. Je suis sous statut de collaborateur occasionnel du service public. Quand je suis arrivé à Mayotte j’étais en milieu associatif et j’ai travaillé comme collaborateur occasionnel sur mon temps libre. Au vu de la demande, j’ai démissionné de mon association pour me consacrer aux expertises. En fin de compte je suis réquisitionné par les officiers de police judiciaire (OPJ), les procureurs parfois, et depuis peu par les juges d’instruction et les juges des enfants. L’idée c’est d’expertiser pour donner des éléments de compréhension aux magistrats ou aux OPJ sur les victimes et les mises en cause, avec dans mon métier une grosse prévalence des mineurs, tant victimes que mis en cause. »
Que va apporter cette expertise ?
« Dans certains cas elle est obligatoire, il y a certains crimes pour lesquels l’expertise fait partie de la procédure, comme les infractions sexuelles. Par ailleurs ça peut être demandé comme élément de compréhension supplémentaire, lorsqu’il y a un manque de preuve matérielle et qu’une victime dit un certain nombre de choses. On va alors solliciter l’expert psychologue pour voir si ce qu’elle montre sur le plan psychique est cohérent avec les faits qu’elle dénonce.
Avec des précautions de langage, on va dire si ses éléments de langage sont ou non évocateurs d’un psychotrauma, de violences sexuelles, de harcèlement etc.
Parfois c’est très franc, parfois moins, et parfois je ne suis pas capable de statuer car j’ai toujours un doute à la fin de l’entretien. Il y a des éléments très évocateurs des psychotraumas avec un tableau clinique très clair. On a des éléments de lecture qui permettent de dire qu’il y a des chances qu’une personne a bien subi ce qu’elle dit avoir subi. Cela donne aussi aux magistrats un regard un peu plus fin sur ce qu’a pu vivre la victime, indépendamment de ce qu’elle peut dire en audience, car le cadre en tête à tête entre une victime et un psychologue, des choses émergent plus facilement qu’en audience où il peut y avoir plus de réserve. »
On parle de crime, mais les expertises servent aussi devant le tribunal correctionnel ?
« On a des procédures pour des crimes qui peuvent être correctionnalisées, pour des raisons de procédure ou pour réduire la temporalité au service des victimes. La temporalité humaine et psychique n’est pas toujours la même que celle de la justice, ça peut être positif car ça permet d’avoir une forme de clôture, un jugement et de passer à autre chose, tourner la page et avancer.
En général quand j’interviens au stade de l’enquête, on me donne les auditions et c’est là dessus que je me base. Quand je travaille avec le juge d’instruction j’ai accès à des éléments plus complets avec les interrogatoires de première comparution, c’est plus vaste.
Cela me permet d’avoir une connaissance de ce qui a pu être dit quand j’interviens et d’orienter l’entretien vers telle ou telle question. C’est important d’une part pour prendre soin des victimes, et pour orienter le sens de l’entretien dans un sens pertinent pour la procédure. »
Qu’est ce qui fait la particularité du métier d’expert psychologue pour la Justice ?
« La première c’est qu’il n’y a pas de velléité thérapeutique. On est dans une logique d’évaluation plus que de soin, même si des confrères me diraient qu’il y en a toujours un peu. Offrir une écoute bienveillante peut apporter quelque chose de positif à la personne.
En revanche, pour les victimes, l’opportunité d’un apport de soin est toujours demandée dans les réquisitions qui me sont faites, ça reste un conseil, dans ce cas je donne moi-même les orientations à la personne. S’agissant des mis en cause, si l’expert psychologue dit qu’un suivi psychologique est nécessaire ça peut donner lieu à une injonction de soins. »
De fait, vous êtes peu nombreux sur ce type de missions ?
« Il y a des problématiques de secteur qui sont fortes et des carences territoriales avec un manque de professionnels formés. Je comprends qu’un psychologue qui n’a pas les codes et ne connaît pas la procédure pénale hésite à se lancer. Des consœurs très travailleuses et de très bonnes volonté ont quitté Mayotte pour des raisons familiales, et quand un collaborateur s’en va j’ai un accroissement d’activité important d’emblée. C’est une vraie problématique. Le tribunal a aussi la possibilité de faire appel à des professionnels qui ne sont pas sur le département, mais depuis la crise sanitaire, des professionnels qui pouvaient se déplacer ici ne peuvent plus le faire. Moi par principe je ne refuse jamais une mission. Depuis que j’ai commencé j’en ai fait près de 300, soit un peu moins d’une expertise par jour en moyenne. »
Est-ce que ce rythme nous apprend quelque-chose sur le type de faits qu’on rencontre à Mayotte ? Y a-t-il plus d’infractions sexuelles qu’ailleurs ?
« Moi je n’ai pas l’impression que les choses soient tellement différentes à Mayotte qu’ailleurs, c’est un discours qu’on entend souvent, qu’il y aurait plus de faits d’atteintes sexuelles sur mineurs à Mayotte, ce n’est pas du tout le sentiment que j’ai. Mais comme il y a moins de professionnels, le nombre de missions par professionnel est important.
Par contre ce que les statistiques nous disent, c’est que ces dernières années il y a plus de recours à la loi. C’est à dire que les personnes vont plus massivement s’adresser à la justice pour défendre leurs droits.
On voit aussi sur les réseaux sociaux et les médias des témoignages et des mouvements qui invitent les victimes à libérer la parole et à oser révéler les faits, indépendamment de ce qu’elles identifient comme une problématique liée à la culture. Notamment ce qu’elles perçoivent de ce que la famille risque de les désigner comme responsables de ce qui leur arrive. De plus en plus des jeunes filles en expertise me disent « j’ai lu le blog d’une Mahoraise qui a dit qu’il ne fallait pas avoir honte, alors moi aussi j’y vais ». Un certain nombre de victimes m’ont parlé de l’intervention du sociologue Combo Abdallah Combo qui a dit à la tv que si on vous culpabilise, c’est vous qui avez raison, ça les a aidées à parler de ce qu’elles ont vécu.
De plus en plus j’entends parler de jeunes femmes, mais surtout des jeunes adolescentes qui ont vent d’un témoignage, d’un dessin animé de sensibilisation comme « mon histoire animée ». Il y a un travail d’identification de la justice républicaine comme étant la première réponse à apporter qui est en phase ascendante, clairement. »
Est ce qu’on voit du coup moins de tentatives de médiation entre les familles d’auteurs et de victimes ? Des arrangements financiers, des mariages arrangés ?
« J’en ai vu depuis que je suis ici. Ces logiques font partie des sujets sur lesquels je me penche dans la thèse de doctorat. Dans un contexte de transition administrative, mais aussi de transition culturelle avec les 10 ans du Département, il y a des mélanges qui se font entre les représentations culturelles de l’archipel et les représentations culturelles auxquelles la jeunesse accède par l’éducation nationale, par la confrontation aux représentations du monde occidental par la télévision, Internet etc. Finalement il peut y avoir un fossé qui se crée entre ces jeunes victimes qui sont sensibilisées à la notion de statut de victime et la génération de leurs parents qui vont être plus dans une logique de conciliation et qui vont faire en sorte de préserver le fait communautaire et social. Mon hypothèse c’est que si c’est moteur de souffrance, c’est qu’il n’y a plus de représentation partagée au sens large. Une dissension se fait entre la représentation d’une jeunesse qui ne s’est pas élevée avec les mêmes standards que leurs aînés, et ces aînés qui, même s’il entendent ces nouvelles considérations restent aussi quand même attachés aux logiques sociales et communautaires.
On voit aussi des choses moins graves, presque touchantes, quand des jeunes font appel à l’autorité judiciaire pour des choses qui relèvent davantage du droit coutumier. J’ai eu par exemple une jeune fille qui avait convenu avec son petit d’ami d’avoir une relation sexuelle car il y avait une promesse de mariage derrière, et finalement après avoir couché avec lui, il s’est désolidarisé d’elle. Or, elle avait donné sa virginité avec la perspective d’un mariage. Elle a donc fait appel à la justice républicaine pour faire valoir ce droit coutumier qui n’est pas un droit républicain. Pour les gendarmes, ça peut être perçu comme une perte de temps. Pour moi ce n’est pas grave, c’est même plutôt positif, ça veut dire qu’en termes de démarche, cette jeune fille a intégré qu’on doit d’abord faire appel à la Justice, même s’il y a encore une confusion dans les prérogatives de tel ou tel socle culturel. Petit à petit ces choses là vont se lisser. »
Pourquoi un mémoire sur la justice à Mayotte ?
« A la base il s’agissait des représentations de la justice dans l’archipel. On a élargi le sujet à qu’est ce que la justice à Mayotte. L’idée c’est de se demander comment cette période de mutation, ce fossé générationnel entre une génération qui a accès au monde occidental et cette génération des aînés qui a connu une autre époque et d’autres logiques culturelles d’entraide etc, comment ça, ça peut ou non constituer une difficulté pour les jeunes et pour l’exercice de la justice, comment le sujet s’y retrouve ? Est ce que c’est une richesse ? Est ce que c’est une contrainte ? Il y a des processus culturels qui se donnent à voir en 2021 et qui n’ont pas pu être observés dans les autres DOMTOM car la démarche scientifique n’y existait pas. A Mayotte tout est en mouvement et ici on a cette chance de comprendre comment tout ça peut se structurer. »
Propos recueillis par Y.D.