Pour se sortir de cet engrenage de crises sociales, il faut sans doute se poser la question : « A partir de quel niveau d’investissement de l’Etat en infrastructures, en lutte contre l’insécurité, contre l’immigration clandestine ou en convergence des droits, l’apaisement pourra-t-il gagner le territoire ? » La réponse est donnée par la somme de plans et loi programme conçue depuis un an : le Plan d’avenir pour Mayotte, le plan de convergence, la proposition de loi relative au Département-Région de Mayotte de Thani Mohamed, la proposition de loi relative à la programmation du rattrapage et au développement durable de Mayotte de Mansour Kamardine. Le milliard est enfin l’unité de base. Mayotte n’a jamais été autant dotée que par ce gouvernement, mais est-ce encore assez pour structurer ce territoire ? Il nous faut une réponse locale, et donc vite mettre en place cette assemblée d’élus, faite de « vrais sages », proposée par le président Soibahadine, et inscrite dans la proposition de loi Thani. Et le rapport 2018 de l’IEDOM, l’Institut d’Emission des Départements d’Outre-mer, offre plusieurs sujets de réflexion.
En attendant, on ne peut qu’enregistrer les graphiques en berne, d’entreprises « qui ont passé leur temps à reconstituer leurs fonds en 2018 », explique ainsi Daoulab Ali Charif, Chargé d’étude à l’IEDOM Mayotte, et qui, malgré les efforts des institutions pour abonder leurs trésorerie dans la période post crise sociale, ont le moral dans les chaussettes, « les chefs d’entreprise sont pessimistes, ils craignent en permanence le démarrage d’une nouvelle crise. »
Et ce, malgré les résultats positifs obtenus après la crise sociale, les 500 millions d’euros annoncés de constructions scolaires sur 4 ans, le plan de convergence de 1,3 milliard sur 3 ans, autant d’investissements de l’Etat qui devrait relancer la machine.
Baisse des demandeurs d’emploi… une mauvaise nouvelle
L’impact de cet « attentisme » chez les entrepreneurs, se traduit par un marché du travail apathique, et la baisse de la demande d’emploi chez Pole Emploi qui pourrait s’apparenter à une lueur d’espoir sur un autre territoire, n’est que la traduction d’un lâcher prise, « beaucoup cherchent un emploi mais ne font plus la démarche de s’inscrire », constate Daoulab Ali Charif.
Mais pire, ce déficit d’investissement du secteur privé maintient une structure précaire du marché, dont le moteur principal reste la consommation des ménages, qui alimente la bonne tenue des crédits à la consommation, +15,8%. Attention, il ne s’agit pas à Mayotte que de consommation de produits alimentaires, puisque ces crédits recouvrent aussi l’auto construction de son logement.
De ce fait, la collecte des dépôts d’argent des entreprises a connu un coup d’arrêt, +1,6% alors qu’elle était de 9,8% en 2017, « elles ont du sortir du cash pour faire face à la crise de début 2018 », commente Watwani Tavanday. Les banques manquent donc toujours de fonds qui ne représentent que la moitié des crédits octroyés, leur imposant de se refinancer ailleurs, donc à des taux plus élevés.
L’activité d’émission monétaire par l’IEDOM reste forte, +16,2%, « nous sommes comme la Guyane à contrecourant des autres territoires. Rapporté à la population, c’est comme si chaque habitant avait 5.600 euros en poche ! » C’est le signe d’une économie informelle surdéveloppée, doublée de transferts d’argent liquide vers les Comores. Une mission de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale de retour des Comores, avait évalué ce transfert d’argent gagné sur l’ensemble du territoire français par la diaspora comorienne, à 25% du PIB de l’Union des Comores.
Sortir son chéquier pour les chicoas
Grosse circulation d’argent liquide rime davantage avec bas de laine qu’avec comptes en banques : moins de 7 habitants sur 10 en possèdent un, contre 3,6 comptes par habitant en métropole, mais ce taux de bancarisation de 68,2% est à relier avec la jeunesse de la population, puisque la moitié a moins de 17,5 ans, ne détient donc pas de comptes. Et le système bancaire est encore jeune, avec l’installation de la BFC en 1976, et du crédit agricole en 1995, mais surtout, sur la vingtaine d’établissements bancaires de la région, aucun n’a son siège à Mayotte, ce qui pose des problèmes de centralisation des décisions. En théorie, il est interdit de refuser l’ouverture d’un compte en banque, du moment que le demandeur a une pièce d’identité valide « quel qu’en soit la nationalité », mais en pratique, un contrat de travail peut être demandé. « Il est possible alors de faire appel au ‘droit au compte’ de l’IEDOM, qui contraint la banque. » Un service peu utilisé, « nous avons une centaine de demande de droit au compte par an. »
Des établissements bancaires qui tombent sous la législation européenne d’interdiction de payer plus de 1.000 euros en cash, ce qui n’est pas sans poser problème à Mayotte. « Cette réglementation est destinée à lutter contre le blanchiment et le terrorisme en imposant une traçabilité sur l’origine et la provenance des fonds, mais va impliquer de payer les chicoas (tontine) par chèque ou par virement », précise Daoulab Ali Charif
Les perspectives pour 2019 restent « moroses », avec « une difficulté d’organisation autour des 35h pour les entreprises, des délais de paiement qui restent insoutenables, et la mise en place des conventions collectives, avec des charges qui vont s’accroitre de manière à converger en 2036 vers le niveau métropole ».
Donc, soit le salarié va voir son salaire grignoté peu à peu par les charges, soit l’entreprise compense la perte pour chacun d’entre eux. « C’est un vrai sujet social ! », souligne Véronique de Raulin, directrice adjointe de l’IEDOM Mayotte. On retombe sur les raisons d’une crise, avec cette fois, les entrepreneurs aux manettes. La note INSEE sur le PIB 2015 fait état d’une part réservée aux rémunérations, inférieure à la métropole : 20 % de l’ensemble des revenus des ménages contre 60 % en France. L’entreprise pourrait donc rebasculer une partie de l’épargne qu’elle conserve comme matelas de sûreté en cas de crise, pour alimenter les salaires, et ainsi éviter d’y retomber… Tout en provisionnant une partie pour l’accroissement de ses charges sociales, qui vont passer de 8% à 20% à la date de convergence, qui n’est pas encore précisée. Un calcul qu’elles ne peuvent pas occulter.
Anne Perzo-Lafond