Tout le monde à Mayotte s’accorde à reconnaître que les programmes de planification familiale intitulés « Bassi Kandré Karamba » pour l’espacement de naissance (1985) et « 1, 2,3 Bass » pour la limitation des naissances (1994), avaient porté leur fruit. A titre d’illustration, la publication des résultats détaillés du recensement (Insee, 2002), indiquait que sur les 160.000 habitants recensés, 55.000 étaient des étrangers, parmi lesquels 96% étaient des Comoriens. Par contre, le nombre des français vivant à Mayotte passait en 5 ans de 103.000 à 105.000. Une augmentation presque négligeable.
Cependant, après toutes ces années de stabilité démographique, Mayotte est de nouveau confrontée à une croissance démographique soutenue. Entre 2012 et 2017, Mayotte compte 3,8 % de croissance par an1. Cette dynamique démographique est :
– d’une part, un solde naturel positif résultant du fort taux de natalité, 38 naissances pour 1000 habitants, soit le triple de la métropole et du faible nombre de décès (taux de mortalité 7,7 ‰). Par ailleurs, 50 % de la population est mineure.
– d’autre part, due à l’immigration de populations en provenance des Comores et – dans une moindre mesure de Madagascar et du continent africain. Cette immigration conduit par ailleurs à un surcroît de mères d’origine étrangère dont le taux de fécondité est deux fois plus élevé (6 enfants par femme en 2017) que les femmes nées à Mayotte (3,5 enfants par femme). Ces données démographiques posent les termes initiaux des déséquilibres sociaux de l’île de Mayotte.
Une pression démographique sur les équilibres sociaux de l’île
Avec cette forte natalité (9.800 naissances en 2018, soit 27 par jour), et un taux de fécondité élevée, Mayotte est le département français où la croissance démographique est la plus forte. La population de moins de 20 ans représente plus de la moitié des habitants. Cette dynamique démographique génère des besoins importants, en matière de santé, notamment de vaccination, de dépistage et de suivi médical, mais aussi de scolarisation (près de 2300 enfants ne sont pas scolarisés)2.
Sur les 256.518 habitants résidents recensés en 2017, 48% de la population sont des étrangers en provenance de l’Union des Comores et dans une moindre mesure de Madagascar et du continent africain. Parmi ces étrangers, on estime actuellement que la moitié séjourne clandestinement sur le territoire de Mayotte dans des conditions souvent difficiles, que ce soit en termes d’habitat, d’hygiène et de salubrité, de sécurité ou de recours aux soins.
Les conditions d’hygiène précaires dans lesquelles vivent ces étrangers, les rendent sensibles aux maladies dues au péril fécal (parasitoses, diarrhées, salmonelloses), ainsi qu’aux pathologies transmises par les moustiques (multiplication des gîtes larvaires pour le paludisme, le chikungunya, la dengue). Par ailleurs, du fait de cet habitat rudimentaire où domine la promiscuité, la propagation de maladies telles que la tuberculose, la lèpre ou les méningites, reste largement facilitée. Enfin, en cas de fortes pluies (a fortiori de cyclone…), la fragilité et la dangerosité des habitations, alliées à la promiscuité, favorisent l’apparition de pathologies traumatiques pour lesquelles les prises en charge sont retardées du fait des difficultés des secours à avoir accès à ces personnes.
La situation de ces populations est à l’origine de la dégradation constatée de l’environnement et la précarisation des conditions de logement. 38 % des résidences principales à Mayotte sont en tôle, en bois, en végétal ou en terre. Et 59 % des résidences principales ne bénéficient pas du confort sanitaire de base. 28% des ménages mahorais ne disposent pas d’eau courante dans leur logement. La moitié des ménages qui n’ont pas d’eau courante, recourt à une borne publique, un puits, ou une rivière. Cette pression démographique conduit à une dégradation de la santé périnatale avec d’une part, des taux de mortalité infantile presque trois fois supérieur à la métropole (10,1 ‰ contre 3,7 ‰), d’autre part, des taux élevés de petits poids de naissance (13,7 % à Mayotte contre 8 % en métropole)3 .
Ces données périnatales interrogent sur les limites d’une réponse aux besoins socio-économiques basés uniquement sur les structures et les services. Elles incitent à penser que l’amélioration de l’état sanitaire et social de la population mahoraise passe aussi par le développement de la prévention et de la planification familiale.
La conception traditionnelle de la naissance
Même si la planification familiale à Mayotte peut se heurter à des difficultés socio-ethno-démographique, la maîtrise de la fécondité apparaît aujourd’hui plus qu’essentielle, car l’enfant est inscrit dans le projet de vie de la majorité des femmes de notre société comme une évidence. Traditionnellement, à Mayotte, « on n’est point femme si on n’est pas mère », et que la fécondité est une marque de considération. La femme qui n’a pas d’enfant et qui tarde en avoir, prie Dieu et fait des vœux (nadhara) pour en avoir. La maternité est une réalisation de la femme dans son rôle conjugal. Les époux doivent mettre au monde des enfants pour que leur union soit valide. L’enfant est donc (mwana swafi), pour la mère biologique, (mwana amulela), pour la mère qui l’élève et (mwana kambo), pour la mère adoptive.
« Adza », substantif tiré du verbe udzaya (mettre au monde) ou udzalwa (être mis au monde) est le terme qu’on utilise à Mayotte pour dire qu’une femme a mis au monde un enfant. Toutefois, ces termes sont peu employés, on leurs préfère le substantif udzadé, (l’accouchement) pour exprimer l’équivalent en français de la naissance. De ce dernier est tiré le mot de mdzadé, qui désigne la femme depuis son accouchement jusqu’au moment où l’accouchée quitte ce statut, conformément au Coran Sourate 2 – Verset 222. Le foyer familial qui vit cette heureuse période est appelé udzadéni.
De cette dernière est née l’expression mahoraise de (tsi hu jiliya udzadéni) (litt : je suis venu là où le udzadé est arrivé), qui veut dire je viens vous en féliciter. Et après qu’elle ait eu un ou des enfants, on parle du ndzao (fécondité) de la femme, qui est synonyme de prospérité. Il s’agit ici d’une sorte d’hommage rendu à la natalité et la fécondité, qui sont des vertus indiscutées chez le Mahorais. Culturellement, cette natalité garantit les vieux jours des parents, assure la permanence démographique et dérive – dans le contexte de forte mortalité -, la détresse affective vers la joie de la naissance.
En effet, il faut se rappeler ici que cette force de la natalité qui est toujours d’actualité à Mayotte, découle d’une mentalité collective forgée par les siècles. C’est ainsi que la femme est mère avant tout. Un rôle de mère qui ne laisse apparaître ni mépris, ni exploitation, bien au contraire, un rôle vital, et dont on exalte la grandeur, la considération et la vertu de la natalité – qui assure une fonction éminemment communautaire -, car les enfants sont avant tout le bien de la famille, de son village, de la communauté mahoraise entière. L’enfant est la fierté de la communauté, plus la femme est mère et plus elle se fait respecter. Elle est « ma Mmadi ». Elle est la maman de Mmadi.
Dans la période où la médicalisation était inexistante à Mayotte, jusqu’à un récent passé, la tradition prévalait, influant sur le suivi de la grossesse et les préparatifs de l’accouchement. La femme était aidée par d’autres femmes de la famille, et surtout des matrones4 (équivalentes des actuelles sages-femmes). Elles avaient un savoir et de connaissance, allant de l’accompagnement dès la femme enceinte par des massages, de l’administration des potions, des incantations religieuses et de l’appel parfois à des croyances parallèles qui faisaient bon ménage avec l’Islam. Généralement la matrone avait comme rôle principal d’aider à la naissance, mais aussi, elle avait un rôle symbolique d’être le représentant social proche de la famille pour accueillir l’enfant. Elle lui faisait la première toilette, lui coupait le cordon ombilical.
Mettre en place une campagne de planification familiale
Des dernières années, Mayotte enregistre près de 10.000 naissances par an5 et la quasi – totalité des femmes qui accouchent sont de confession musulmane. Elles sont Anjouanaises, Grandes Comoriennes, Mohéliennes, Mahoraises et dans une moindre mesure Malgaches et autres. Il est donc raisonnable de se demander si la planification familiale est admissible dans l’Islam et, dans l’affirmative, si elle devrait être encouragée. En effet, l’Islam encourage les couples à avoir des enfants, il ne les y oblige pas.
Dans une sourate nommée (Al – Kahf) (la caverne) il est dit clairement ceci : « [Les biens et les enfants sont l’ornement de la vie de ce monde. Cependant, les bonnes œuvres qui persistent ont auprès de ton Seigneur une meilleure récompense et suscitent une belle espérance] »(Coran : Sourate 18 verset 46). Par ailleurs, le Coran prévient aussi les musulmans de ne pas trop s’inquiéter de cette bénédiction. Dans ce cadre, la planification familiale ne doit pas être encouragée pour des raisons matérielles. Elle ne doit pas non plus être motivée pour des raisons politiques.
Dans ce contexte, il est important de concevoir une campagne de planification familiale à Mayotte adaptée à la population qui y vit et aux traditions religieuses et populaires qu’elle porte. Cette campagne doit viser à approfondir les connaissances des femmes et des hommes sur la contraception pour leur permettre de la choisir en pleine conscience, accroître l’utilisation des moyens contraceptifs ; renforcer l’implication des hommes dans les choix procréatifs de la famille. Cette campagne doit concerner toutes les femmes en âge de procréer (15-49) et les hommes, et cibler particulièrement les jeunes de 15 à 25 ans, dont les taux de fécondité sont dix fois supérieurs à ceux de la métropole avant 20 ans. Ils constituent donc une tranche d’âge pouvant être réceptive aux messages de prévention et favorable à un changement de comportement.
Par ailleurs, puisque la planification familiale n’est pas interdite par le Coran ou la tradition Islamique, la grande majorité des érudits pensent qu’une contraception n’est permise par l’Islam que dans le cadre d’une relation familiale entre un homme et une femme – c’est-à-dire que le couple doit être marié. Et que la contraception doit faire l’objet d’un consentement. Dans ce contexte, pour parvenir à amener vers la planification des naissances et éviter de heurter les valeurs culturelles et religieuses locales, il faut mener campagne en s’appuyant à la fois sur des recommandations religieuses, et à la fois en soulignant le lien existant entre espacement ou limitation de naissances et la protection de la mère et de l’enfant. Les messages doivent viser à faire évoluer des comportements « subis » sous la pression du groupe social ou familial qui attend que le couple ait des enfants sans que ce choix ne soit réellement le sien. Tout ceci impacte à terme la santé de la femme, de la mère, de l’enfant et du couple.
En conséquence, une campagne de planification adaptée devrait promouvoir une meilleure maitrise pour la femme ou le couple de son projet d’enfant et ainsi de contribuer à lutter contre les grossesses précoces, trop fréquentes, trop nombreuses et tardives. Ce sont là des enjeux majeurs de santé publique qui s’inscrivent dans les orientations des programmes de l’OMS et de l’UNFPA en matière de santé sexuelle et reproductive6. Cette réalité étant maintenant rendue publique, le débat est lancé et des solutions sont attendues.
Salim MOUHOUTAR
Auteur et Conférencier
Ancien acteur de la campagne 1-2-3 : BASS.
1 Chiffres Insee sauf mention contraire.
2 Rapport Observatoire des mineurs isolés de 2016. Ils seraient 10.000 en 2019 selon le recteur de Mayotte
3 Inférieur à 2, 5 kg.
4 Quelques matrones connues à Mayotte: Coco ma Zaïna à Sada ; Moizaza à Mtsapéré et Moinécha Moumini à Mamoudzou.
5 https://www.insee.fr/fr/statistiques/4645183
6 https://www.unfpa.org/fr/planification-familiale