L’enseignante certifiée d’arabe Leïla Al Ardah-Miri avait choisi de développer le sujet du « Fou de Layla, fou de Dieu, fou d’Elsa », non en introspection autour de son propre prénom, quoique, « plus jeune, on me demandait souvent, ‘où est ton Qays ?’ ! ».
Qays est un jeune homme d’une tribu au nom prédestiné puisqu’il signifie « virginité ». Il tombe éperdument amoureux de sa cousine Layla. Rien ne peut empêcher le couple de connaître le bonheur puisqu’à cette époque, l’union consanguine est encore permise. Mais Qays a la mauvaise idée de chanter son amour et de proclamer le prénom de sa bien-aimée en public, enfreignant alors les codes sociaux.
Leïla Al Ardah-Miri replace l’événement dans son contexte : « La poésie est inscrite dans l’ADN des arabes. Chaque poète chante les mérites de sa tribu au cours de joutes poétiques où le meilleur est désigné. S’il perd, sa tribu est plongée dans l’opprobre, le perdant s’isole, et devient un poète brigand. »
S’isoler, c’est ce que va faire Qays puisque les deux amoureux sont séparés à l’initiative du père de Layla. Il part dans le désert, et devient fou, entend des voix qui deviennent source de création poétique.
Réunis dans la mort… une dimension d’éternité
Plusieurs thèmes peuvent être déclinés et étudiés. Tout d’abord, selon l’enseignante, l’enjeu social qui fait s’opposer le monde bédouin du Héjaz où sont nés les deux tourtereaux, « qui prône l’amour courtois et chaste », au monde urbain, « qui bascule dans le libertinage et les chants sur le vin. »
Ensuite, faut-il y voir une quête mystique ? Le titre de la conférence « Fou de Layla, Fou de Dieu, Fou d’Elsa », tend à le penser, « mais il s’agit d’un fou de Dieu sans la violence, qui est absente chez Qays », nuance Leila Al Ardah-Miri. Il faudrait y voir une dimension soufi, « un calife exprime à Qays son incompréhension, ‘Layla est moins belle que la moins belle de mes femmes !’ », mais pour Qays, ce n’est pas un argument, « mes yeux la trouvent belle », « c’est une étape pour se rapprocher de Dieu », selon la conférencière, « un idéal vers lequel on doit tendre ».
Quand Layla et Qays ne font qu’un
Aucun des deux ne connaîtra d’union charnelle. Pas plus Layla, pourtant mariée de force, que ce majnûn (fou) de Qays, seul dans son désert. Seule la mort les réunira, comme dans le mythe de Tristan et Yseult ou la tragédie de Roméo et Juliette, « une dimension d’éternité ».
Parmi le trop peu d’étudiants présents, un questionnement intense sur le lien entre l’amour et la douleur, ou sur la nature des voix entendues par Qays : « Ce sont des voix poétiques ? Ou est-ce Layla qui vit en lui et qu’il ne veut retrouver que dans ses rêves comme quand il dit ‘demandez lui de passer loin de moi pour éviter ma souffrance’ ? » Beaucoup de réponses dans ces questions.
Un mythe qui n’aura pas laissé les poètes indifférents au cours des siècles, et particulièrement les deux derniers : « Une centaine de films ont été tournés, et de nombreuses chansons lui sont dédiées ». Du compositeur libanais Wadi Essafi à Eric Clapton et son tube « Leyla », dans lequel il utiliserait le mythe pour déclarer sa flamme à la femme de George Harrison à l’époque.
Et surtout, Aragon. Louis Aragon, « chacun revendique Qays et Layla comme mémoire collective, les Perses, les arabes… ce qui permet de légitimer un nationalisme. Aragon va jusqu’à copier la structure du poème arabe dans son ‘Heureux qui meurt d’aimer’. »
Après ce voyage au cœur du mythe, on se surprend à écouter autrement « aimer à perdre la raison », du poète chanté par Ferrat… Et oui, on peut vraiment en devenir fou !
Anne Perzo-Lafond
lejournaldemayotte